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Pour manger heureux, mangeons cachés !

Dissimulés derrière une armoire ou un miroir sans tain, accessibles grâce à un mot de passe ou à un code secret… après les « speakeasy », bars semi clandestins qui ont essaimé dans toute la France, les restaurants jouant la carte de la confidentialité se multiplient.

Vous voyez cette armoire !  Eh bien, ce n’est pas une armoire ». Leo Della Schiava, le jeune et costaud chef de salle de Gauta. Un joyeux restaurant bordelais proche du marché des Capucins, prend soudain des airs de conspirateur. Il quitte son comptoir, s’approche du meuble de bois sombre, ouvre les battants de porte et s’engouffre à l’intérieur.

On le suit, incrédule, et, l’espace de quelques secondes, on a le sentiment d’entendre résonner le générique de James Bond lorsqu’on traverse l’armoire (sans fond) pour déboucher dans un fumoir ponctué de gros fauteuils. Là, une nouvelle porte donne sur une belle cave voûtée en pierres blondes aménagée en salle de restaurant pour une quinzaine de gourmands. « C’est un espace que l’on réserve aux associés du restau, leur famille ou leurs amis, mais on peut aussi le prêter à des habitués, confie notre hôte. Ils nous donnent un budget et on les arsouille… ».

Dans cette adresse canaille spécialiste des abats on imagine aisément des orgies clandestines de museau pané sauce gribiche, de langue de bœuf ou de rognons à la moutarde, orchestrées par Vivien Durand, le chef étoilé aux commandes. « Mais attention, précise Leo Della Schiava je ne parlerais pas de cet endroit à un client qui vient pour la première fois, et nous n’en avons jamais parlé dans la presse jusqu’ici.

Le fait d’être planqué peut provoquer des comportements décalés. On n’ouvre l’armoire que pour les gens de confiance ».  On connaissait les tables posées dans des cuisines étoilées qui garantissaient déjà une expérience unique en coulisse : la table d’hôte du restaurant gastronomique d’Anne-Sophie Pic, à Valence, ou Le Quatrième Mur de Philippe Etchebest, à Bordeaux, par exemple. On s’était aussi habitué aux « speakeasy », ces bars cachés hérités de la Prohibition revenus à la mode il y a une dizaine d’années à Londres, avant d’essaimer dans toute la France.

Parmi les lieux les plus étonnants, aujourd’hui. Carry Nation, à Marseille, qui n’a pas d’adresse offi­cielle : il faut réserver pour se voir délivrer un code secret menant à un bar dissimulé dans un magasin. A Paris, pour accéder au Mobster Bar, on doit composer sur un téléphone vintage un numéro en réponse à une énigme avant de voir une porte s’ouvrir sur un comptoir faussement clandestin. Baigné dans la lumière tamisée des lampes d’inspiration Tiffany, bercé par la trompette d’Armstrong, on y sirote un Dizzy Gillespie (à base de gin infusé au basilic) ou un Peaky Blinder (whisky irlandais et chicha morada, une infusion de maïs violet).

Depuis une poignée d’années, surtout dans la capitale, des speakeasy gastronomiques font dorénavant leur apparition. Le phénomène est par nature difficilement quantifiable, à moins de sonder les murs de chaque établissement français, mais il existe. C’est un petit monde d’illusions régi par le bouche-à-oreille et les confidences d’habitués éméchés, fait de portes dérobées et de miroirs sans tain, à l’écart des grandes salles ouvertes au tout-venant.

Le groupe Perchoir a ainsi accouché de lieux insolites, souvent en hauteur, à Paris, comme le toit-terrasse d’un immeuble industriel du quartier de Ménilmontant, où l’on ne se rend déjà pas par hasard. Pour sa nouvelle adresse créée en 2021 dans le quartier du Marais et baptisée Chéper, la société a publié il y a quelques semaines un intrigant post Instagram mentionnant une salle secrète : la Room.

Murs verts et néons roses

En pénétrant chez Chéper, créé dans l’ancienne salle des ventes du Mont-De-Piété, on lève d’abord les yeux sur l’imposant dôme vitré qui coiffe le restaurant. Avant de les descendre sur les murs pour déceler les traces d’un passage secret… en vain. La Room existe pourtant, près de l’entrée, derrière une porte dissimulée dans la continuité d’un mur vert foncé. On y trouve pêle-mêle des bougies, un piano droit sur un tapis velu, des néons roses, un frigo gorgé de bouteilles et des couverts. « On a commencé à travailler sur cet endroit après le confinement, raconte Germain Paul-Petit, directeur de Chéper. On voulait que les gens puissent rester chez eux … en sortant de chez eux ! L’idée, c’est aussi que les clients de la Room se sentent privilégiés : eux seuls peuvent pénétrer dans cet endroit, le temps d’une soirée ».

Ici, le chef Khelil Morin mise sur une cuisine voyageuse bardée d’épices venues d’Asie et d’Afrique. Certaines expérimentations manquent encore un peu de finesse, à l’image de cette belle daurade noyée sous une vinaigrette aux agrumes (15 euros). Mais des assiettes plus épurées font sourire les papilles, comme ces brochettes de cœur de canard laqué servies avec une mayonnaise à l’ail noir (12 euros) ou cette crémeuse mandarine safranée proposée en dessert (9 euros).

Datsha Underground est un peu moins confidentiel. Mais on avoue tout de même être passé deux fois devant avant de comprendre que les deux portes de verre opaque plantées dans un mur gris, à quelques encablures du Centre Pompidou, étaient bien celles de l’établissement.

« Les clients n’entrent pas ici par hasard, ils viennent vivre une expérience, rejoindre une famille cosmopolite, artistique, une bande de copains » Alexandre Rapoud, fondateur de Datsha

Du saumon qui fond sous la langue

Voilà peut-être la clé du succès de ces restaurants de l’ombre : permettre de reconstituer un entre-soi rassurant et de vivre de l’inédit, à l’heure où tout se dévoile sur les réseaux sociaux. Un autre épicurien, Gregory Benac, a même eu l’idée de créer une minuscule enclave gastronomique dans son nouveau club de jeu, le club Pierre Charron, à deux pas du brouhaha des Champs Élysées. Pour s’y restaurer, il faut montrer patte blanche aux agents de sécurité, passer par un sas en verre, faire scanner une pièce d’identité à l’accueil et bifurquer au sous-sol pour prendre un couloir près des tapis verts où le poker règne en maitre. On découvre enfin La Salle à Manger, un boudoir à la déco un rien vieillotte qui se révèle un très bon plan bistronomique.

Ici, c’est Eddie Bajeux qui régale : cet ancien chef de l’Hôtel Costes fait des merveilles dans une cuisine réduite au minimum, sans extracteur. Vous ne verrez pas ses assiettes sur Instagram ou dans une émission de télé-réalité. « Pour vivre heureux, vivons cachés », professe ce grand discret qui fait de la dentelle avec des classiques (penne à la tomate, croque au poulet et à la truffe …) pour moins de 20 euros et épate avec des recettes inspirées aux cuissons parfaites, comme pour ce saumon laqué au miso, juste rosé, qui fond sous la langue.

Tous ces lieux sont cachés sans l’être vraiment car il faut bien travailler. Et ce qui les rassemble, c’est une envie de retrouver la cabane de l’enfance, de jouer mais aussi de se jouer des rodes de la gastronomie.

Cet état d’esprit se retrouve à son paroxysme chez Orgueil, qui doit ouvrir courant avril, non loin de Bastille. « Le restaurant sera divisé en deux parties, promet Eloi Spinnler, chef et associé du lieu. D’un côté, un bistrot classique, et, de l’autre, un restaurant gastronomique, caché par un miroir sans tain auquel on accédera en donnant un mot de passe en cuisine ». Cette séparation entre les clients lambda et les privilégiés pourrait faire grincer des dents. Mais le cuisinier ajoute une bonne dose d’ironie au concept. Ici, la partie bistrot se régalera de plats tendances, tandis que le gastro héritera des abats et des épluchures, chères à ce chef anti-gaspi. Une manière aussi de montrer que les « détritus peuvent avoir de la noblesse … et qu’il serait bien dommage de les cacher » ! 

LE MONDE, Léo Pajon, 8 avril 2022