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Il souffle un vent de fraîcheur iodée avec une déferlante d’établissements spécialisés dans le poisson !

Les chefs se jettent à l’eau pour innover ou revisiter les classiques, tout en gardant un cap écoresponsable. Comme dessert, un émietté de tourteau qui donne de la mâche à un granité de pamplemousse, ça décoiffe !

Dans la nuit bleue, grelottante, le bateau ronronne sur le lac d’Annecy en dessinant dans son sillage des vaguelettes argentées. A la barre, le chef Jean Sulpice garde les yeux rieurs, malgré le froid de canard. Un de ses commis et un stagiaire de collège, figés en boules dans leurs polaires, semblent moins enthousiastes.

Dans son Relais & Châteaux l’Auberge du Père Bise, Jean Sulpice orchestre avec une énergie de marathonien la cuisine de trois établissements : le restaurant deux étoiles à son nom, la belle table Le Bistrot 1903 et le bistrot chic Le Marius Bar. Dans chacun d’eux, le poisson est au cœur de sa cuisine. Mais pas n’importe lequel : celui qui frétille au pied de l’auberge, dans ce lac à la beauté troublante sur lequel veille un anneau pourpre de montagnes.

Le cuisinier désigne une lumière vacillante un peu plus loin sur l’onde : « Le pêcheur Florent Capretti est là-bas », annonce-t-il. On s’approche d’une minuscule embarcation, où une forme grise remonte ses filets et cueille avec application les poissons pris dans la maille. « Je ne fais pas de grosses pêches, lâche le pêcheur, laconique. Entre une dizaine et une soixantaine de prises, que je distribue dans la journée. »

Jean Sulpice jette un coup d’œil aux perches et aux féras – une espèce autochtone – d’une cinquantaine de centimètres qui s’agitent dans les bassines. « Ce sont des poissons que l’on a longtemps maltraités en cuisine, observe-t-il. Ils finissaient trop cuits, noyés dans un beurre meunière, alors que la féra, à la chair fondante, peu puissante, demande un travail tout en finesse. »

Chez lui, elle se déguste en gravlax parsemé de coriandre et d’aneth dès le petit déjeuner. Friture de perchot, quenelle de brochet, omble chevalier au beurre maître d’hôtel à l’épicéa : c’est en eau douce que le quadragénaire s’épanouit. « Il fallait mettre le lac dans l’assiette, estime-t-il. Mais si on laisse le choix entre de la langoustine et de la féra, les clients restent sur ce qu’ils connaissent. Dans mon étoilé, j’ai opté pour le menu unique afin de défendre mes produits. »

Jean Sulpice fait partie de ces chefs, de plus en plus nombreux, qui posent un œil neuf et rond sur le poisson. Les bêtes à écailles ont la cote. Selon FranceAgriMer, les Français en ont consommé 30,4 kilos en moyenne en 2020, soit 10 kilos de plus qu’en 2000 ! De nouveaux acteurs comme Poiscaille, qui livre des produits de la mer en circuit court, sont apparus. Et les grandes toques n’hésitent plus à se jeter à l’eau.

À droite : barbeau et mulet de Loire proposés par le chef Christophe Hay dans son restaurant gastronomique du complexe Fleur de Loire.

Christophe Hay, qui a déménagé en 2022 à Blois, dans un complexe fastueux baptisé Fleur de Loire, continue de tresser des lauriers à des créatures aquatiques jusqu’ici mal-aimées, comme la carpe, qui barbote chez lui dans une sauce au vin de Cheverny, ou le silure, toujours victime d’un délit de sale gueule. Dans le Pas-de-Calais, Alexandre Gauthier déroule une vague californienne sur la petite station balnéaire de Merlimont, en proposant une version jeune, cool et sexy de la brasserie de bord de mer. Son tout nouveau restaurant Sur Mer, fouetté par l’écume, a des airs de paquebot où l’on peut tenter une apnée dans la sauce à la crème des moules-frites pour 20 euros.

Des sardines millésimées

A Paris, en 2022, c’est Stéphanie Le Quellec et son époux, David, qui ont créé l’actualité en reprenant une brasserie marine centenaire, Rech, sur la cossue avenue des Ternes. Aujourd’hui, l’établissement, baptisé Vive Maison Mer, propose dans un décor constellé de coquillages des assiettes presque trop gourmandes, comme ce pain brioché à plonger dans des sucs d’étrille, chères (18 euros l’assiette d’anchois en entrée) mais audacieuses.

Ici, les sardines sont millésimées, le poulpe d’une tendreté exceptionnelle s’épanouit dans une sauce relevée à la harissa et, derrière le comptoir en marbre du bar, au rez-de-chaussée, le tandem aux fourneaux fait trôner une cave de maturation où sont suspendus les poissons du moment. « C’était important que nos clients voient nos produits, souligne Stéphanie Le Quellec. Et qu’ils comprennent un peu de notre travail : la maturation permet d’attendrir la chair et d’affiner le goût du poisson. »

Même des tables apparemment classiques réinventent le sujet. Chez Mer & Coquillage, une nouvelle adresse parisienne au cadre élégant (boiseries blondes, nappes blanches, miroirs), le chef Mathieu Poirier travaille les indémodables : homard bleu, daurade, bar de ligne… mais il dépoussière leurs recettes. La sole apparaît ainsi dans un magnifique rouleau de croûte de pistache, chevauchant du céleri rôti dans une émulsion de parmesan. L’oursin, maousse, se déguste au naturel sur un lit de glace. Et le chef n’hésite pas à ennoblir la brandade ou le merlan, enfiévré par un curry vert.

Tous les chefs devront s’habituer à travailler un panel plus large de produits. « Le cabillaud s’est effondré, l’anguille est en danger d’extinction, la plupart des poissons se raréfient, mais leur pêche reste autorisée, alerte Elisabeth Vallet, directrice d’Ethic Ocean, une ONG veillant sur la préservation des écosystèmes marins. On pense parfois qu’il y a une saisonnalité du poisson ; en vérité, il faut considérer l’état de l’espèce à un moment donné. Comme le thon rouge se porte mieux près de nos côtes, on peut en consommer, même en période de reproduction. » L’application gratuite Ethic Ocean permet de faire son marché de poissons, de mollusques et de crustacés l’esprit tranquille. Et l’ONG mise sur les chefs pour dispenser la bonne parole.

Certains défendent une approche durable depuis longtemps. C’est le cas du Marseillais Alexandre Mazzia, qui reste fidèle à ses petits pêcheurs et valorise toutes les parties du poisson dans son établissement AM. Au terme d’un repas, il glisse en nous entraînant dehors : « Je vais vous montrer quelque chose que je n’ai dévoilé à personne. » On suit le mètre quatre-vingt-quinze de l’ancien basketteur dans la rue pendant quelques minutes. Il soulève enfin le rideau métallique d’un garage, révélant une étrange caverne d’Ali Baba truffée de bocaux. « Ici, on stocke une partie de nos vinaigres : vinaigre de crevette grise, de coquille d’huître, d’algue et de merlu. Là, je conserve des têtes de rouget. »

À droite : bouillon de têtes et parures de poisson au menu du Perchoir de Ménilmontant ; la cheffe Alice Arnoux passe au chalumeau du poisson maturé.

En regardant les mâchoires qui surnagent dans la solution trouble, on a du mal à croire qu’elles puissent rejoindre les cuisines du triple étoilé. Et pourtant, le patron se sert du vinaigre pour élaborer un condiment avec de la chair de crevette fermentée qui vient électriser les papilles. « Ce vinaigre apporte une fraîcheur, une longueur en bouche », précise le chef, qui réalise ses fermentations acétiques depuis une petite dizaine d’années.

C’est à se demander s’il reste quelque chose à inventer avec le poisson. La réponse (oui) est donnée par Alice Arnoux, actuellement en résidence parisienne au Perchoir de Ménilmontant. Initiée aux délices de l’océan par Alexandre Couillon, aguerrie chez Noma, restaurant danois considéré comme l’un des meilleurs au monde, la cheffe de 28 ans conjugue tout son repas à l’iode.

Chez elle, les réjouissances commencent par un « simple » cocktail à la vodka et à l’hibiscus. Mais sur le gros glaçon posé dans le verre se prélasse une crevette de Noirmoutier crue. On est encouragé à croquer dans le crustacé pour ajouter une touche salée à la boisson. Au dessert, c’est un émietté de tourteau qui donne de la mâche à un granité de pamplemousse. « C’est une résidence, on peut se permettre de faire des trucs bizarres », s’excuse presque la cheffe. Bizarre, mais réjouissant : la preuve que le poisson en a encore sous la nageoire.

Le Monde, Léo Pajon, 5 mai 2023