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Les pictogrammes jaunes, une langue des signes très politique !

La popularité des émojis est due dans un premier temps à leur simplicité d’utilisation mais également à leur intégration dans les systèmes d’exploitation.

Réintégrer de l’émotion

Avant d’être mondialement utilisés et partagés, les émojis commencent leur histoire au Japon. A Tokyo, à la toute fin des années 1990, le concepteur d’interface Shigetaka Kurita développe des icônes pour l’opérateur mobile NTT Docomo. A l’heure des premiers services de messagerie, les textes étaient limités à 250 caractères et « il était difficile de transmettre des émotions et leurs nuances », rappelle le créateur.

Pour y remédier, il élabore de petits visages jaunes de 12 × 12 pixels afin de préciser la tonalité d’un message et, paradoxalement, d’aller droit au but. La nouvelle manière de communiquer induite par les téléphones portables rend bientôt nécessaires les émojis pour clarifier sa pensée.

Dans ce monde de symboles, une mise au point s’impose. Si émojis et émoticônes répondent au même besoin de nuancer et de réintégrer de l’émotion dans l’écrit numérique, ces deux mimiques graphiques diffèrent toutefois. Les émojis, nés en même temps que le téléphone portable, ont constitué un solide argument de vente pour les opérateurs téléphoniques japonais, puis mondiaux, qui ont tous développé leurs propres jeux de pictogrammes, à mi-chemin entre texte

Face à leurs jeunes homologues aux couleurs chatoyantes, l’esthétique des émoticônes paraît un brin rétro, mais elles permettent une « grande liberté créative des utilisateurs » qui en usent de manière « complémentaire et décalée », remarque Pierre Halté. Pas de rivalité, donc, aux pays des pictogrammes.

Toucher les lecteurs

Il s’agit en fait de réincorporer de l’humain au cœur de la machine : « Ce qui est passionnant, c’est que le langage non verbal est rendu nécessaire, pour la première fois dans l’histoire de nos communications, par l’explosion des conversations numériques. Le format écrit court requiert l’élucidation, et la pratique quotidienne de l’échange virtuel avec des êtres proches requiert la familiarité, l’expressivité et finalement l’interaction maximale », développe Julie Neveux. Les émojis transcrivent ainsi les mouvements qui accompagnent habituellement nos discours oraux en objet scriptural. Nos messages deviennent des textes hybrides qui se parent des traits linguistiques, afin de toucher au plus près nos lecteurs et de retenir leur attention.

Diversité du monde

La bibliothèque d’émojis s’étoffe chaque jour, illustrant un peu plus la diversité du monde. Côté mets : l’émoji fondue rejoint le standard Unicode en 2020, trois ans après le ravioli chinois 🥟, tous deux réclamés de longue date. Après les premiers dessins, tous jaunes, une diversification s’opère : l’émoji couple homosexuel apparaît en 2015 👭 ; un an plus tard, c’est la femme médecin 👩‍⚕️ qui fait son entrée dans la banque d’images. L’année 2019 marque l’arrivée de nombreux visages de genre neutre 🧑, ainsi que la goutte de sang pour symboliser les menstruations 🩸, tandis que la mise à jour prévue pour décembre intègre de nouveaux émojis d’animaux.

Parmi les 3 633 émojis répertoriés en mai, certains demeurent plus utilisés que d’autres, à commencer par l’émoji qui pleure de rire 😂 et le cœur rouge ❤️. Des spécificités se font jour à l’échelle nationale. En Espagne, les émojis représentant la fête 🥳🎉 sont les plus couramment utilisés. En France, ce sont les cœurs qui jouissent d’une grande popularité : d’abord le classique rouge, suivi de près du baiser 😘 et du visage souriant encerclé de cœurs 🥰, corroborant le cliché du French lover.

Des signes de ralliement

Au-delà de leur utilisation plus ou moins habile par les services clientèle en ligne et du supplément d’expressivité qu’ils ajoutent aux écrits numériques, ces symboles possèdent un caractère ludique et esthétique. Très vite identifiables, ils peuvent ainsi devenir des signes de ralliement, notamment politiques. Sur les réseaux sociaux, les groupes d’extrême gauche s’identifient aisément par leur emploi fréquent des émojis explosion ou biceps, tandis que l’extrême opposé de l’échiquier politique se reconnaît à ses fleurs de lys. Les suprémacistes blancs américains, pour représenter leurs idées ségrégationnistes, usent quant à eux de l’émoji verre de lait dont la couleur symbolise leur préférence raciale.

A l’inverse de ces étendards visant une reconnaissance immédiate, les émojis font aussi l’objet de détournements multiples, reproduisant les mécanismes argotiques que connaît toute langue. La linguiste Laélia Véron évoque ainsi, dans une chronique sur France Inter, les « argots émojis » qui existent lorsque « certains signes sont détournés et prennent un sens critique ». La tête ronde au « sourire en coin », signifiant théoriquement une attitude suffisante, voire arrogante, est par exemple utilisée essentiellement pour manifester une ambiguïté de posture et un jeu de séduction plus ou moins implicite entre les locuteurs.

Tout comme certains tics de langage propres à une époque, certains émojis peuvent s’essouffler et être supplantés. La chercheuse en sciences du langage Chloé Léonardon, qui consacre sa thèse aux émoticônes, prend, dans un entretien à France Culture, le 30 juillet 2021, l’exemple du plus célèbre émoji 😂 : « Les plus jeunes ont cessé de l’utiliser, alors que les moins jeunes ont finalement compris qu’il ne s’agissait pas d’un émoji qui pleure, mais d’un émoji qui pleure de rire. Ils l’ajoutent énormément alors qu’à l’inverse, pour se créer une identité linguistique, les jeunes ne l’utilisent plus. » La linguiste canadienne Gretchen McCulloch précise : « Si vous indiquez le rire numérique de la même manière pendant des années, cela commence à paraître peu sincère.

L’hyperbole s’épuise à force d’être utilisée. » L’émoji qui pleure de rire est ainsi progressivement détrôné par l’émoji qui pleure à chaudes larmes 😭, puis par l’émoji tête de mort ☠️, filant la métaphore (être mort de rire) afin d’exprimer l’hilarité d’une manière nouvelle.

La victoire de Disney sur Proust 

Certains émojis se voient détournés de leur sens premier de manière bien plus généralisée, comme un cryptage qui n’en serait plus un et qui s’exhiberait comme tel. Ainsi, les émojis pêche et aubergine sont massivement employés dans un sens sexuel et anatomique, à un point tel que l’émoji aubergine a été banni d’Instagram, et que l’émoji pêche n’est utilisé dans son acception fruitière que dans 7 % des occurrences selon Emojipedia –contre 60 % d’occurrences à connotation sexuelle.

Un monde uniformisé

C’est ainsi qu’à la suite des fusillades de San Bernardino et d’Orlando, en 2015 et 2016, l’émoji pistolet, alors vaguement réaliste, a été progressivement remplacé par un modèle à eau, sur l’impulsion d’Apple et de Google, qui souhaitaient par ce biais afficher leur condamnation des armes à feu. Réprouver également l’usage des armes n’empêche pas de s’interroger sur un tel pouvoir. Ainsi lissés, les émojis deviennent les étendards de certains Gafam, qui en usent dès lors comme faire-valoir.

Le Monde, Clara Cini, 21 novembre 2022