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Synesthésie : la capacité de « voir » des sons… ou la pensée subjective …

Lady Gaga, Pharrell Williams ou encore David Hockney, sont touchées par ce phénomène encore méconnu, permettant de voir les chiffres en couleur, sentir un mot… La voix d’Adèle a un gout du jus de raisin par exemple. 

« Il m’arrive de mettre du tabasco dans un expresso. Je ne le conseille à personne, cela me donne généralement la nausée ! Mais le mélange de couleurs que je vois en le buvant est absolument fascinant », raconte Sean A. Day. Cheveux blancs caressant ses épaules et barbe blanche, ce professeur d’université américain a plusieurs formes de synesthésie : les instruments de musique, presque toutes les saveurs ainsi qu’une cinquantaine d’odeurs déclenchent chez lui la vision « d’une forme ou d’un objet d’une couleur particulière ». « Quand j’écoute du piano, je vois une sorte de brouillard bleu, très léger, avec de petites particules qui ne sont pas de l’eau mais du plastique », dépeint-il.

La synesthésie est un phénomène perceptif dans lequel une sensation objectivement perçue s’accompagne d’une ou plusieurs sensations supplémentaires, dans une région du corps différente de celle qui a été excitée, ou dans un domaine sensoriel différent, selon la définition donnée par le Grand Robert. Plus de 70 formes de synesthésie ont été identifiées. L’une des plus courantes, l’association « graphème-couleur », toucherait entre 1% et 4% de la population, mais jusqu’à un cinquième des personnes pourrait expérimenter une forme faible d’une synesthésie. De fait, beaucoup de synesthètes s’ignorent, jusqu’à découvrir, un beau jour, que cette particularité est loin d’être partagée par tous.

Génétique ? Mais quels gènes ?

L’association d’un graphème avec une couleur est aussi la plus étudiée par la petite communauté de chercheurs qui tentent d’élucider les causes des synesthésies. Ces phénomènes subjectifs, non pathologiques, ont-ils des fondements génétiques, neurologiques ou développementaux ? « Pour la plupart des synesthètes, nous pensons que l’origine est génétique, rapporte Sean A. Day, qui préside l’International Association of Synaesthetes, Artists, and Scientists (IASAS), « mais nous ne savons pas exactement quels sont les gènes impliqués » Jean-Michel Hupé, chercheur au CNRS, ajoute qu’il est tout à fait probable qu’un certain nombre de configurations génétiques favorisent les synesthésies mais c’est là un fait très général, les prédispositions génétiques et les influences de l’environnement n’étant pas vraiment dissociables.

C’est plutôt une origine développementale que privilégie ce scientifique, qui a travaillé pendant près de quinze ans sur les synesthésies. « Si on suit l’hypothèse liée à la mémoire, les synesthètes adultes pourraient se souvenir des alphabets colorés et autres jeux de lettres de leur enfance. Cela n’exclut pas un impact génétique qui pourrait être très indirect, via certaines capacités d’imagination et émotionnelle liées au patrimoine génétique », indique-Hl. L’hypothèse neurologique fut quant à elle très à la mode dans les années 2010-15 sur la base de données qui se sont relevées par la suite peu solides. « Les méthodologies et les techniques d’imagerie cérébrale utilisées en neurosciences ont de très fortes limites », rappelle Jean-Michel Hupé.

« J’écris des vannes, ou du rap, en me laissant guider par ce que je vois derrière les mots », Clément Bonpoil

Le chercheur s’est également penché sur la question de la créativité, de nombreux artistes, auteurs et musiciens étant synesthètes, à l’exemple Lady Gaga, Pharrell Williams ou encore David Hockney. De nouveau avec des résultats amenant plus de questions que de réponses. « On a trouvé que les synesthètes étaient un peu plus créatifs mais pas d’une ampleur suffisante pour pouvoir prouver un lien entre synesthésie et créativité », poursuit-il.

Pour Clément Bonpoil, « ingénieur en informatique la journée et humoriste le soir », comme il aime se décrire, il ne fait aucun doute que ses diverses synesthésies favorisent son inventivité : les jours de la semaine ont une couleur, les chiffres renvoient à des paysages, les mots à certaines sensations … « J’écris des vannes de la même façon que je compose du rap ou des sons électro, en me laissant guider par ce que je ressens et ce que je vois derrière les mots », détaille-t-il.

Ses synesthésies alimentent aussi une « hypermnésie égocentrique » : « Certaines odeurs ou luminosités me renvoient à des souvenirs très précis », explique le comédien. Une faculté qui lui fut bien utile pendant ces études, lorsqu’il n’avait pas le temps de réviser pour un partiel…

« Par contre, je suis obligé de me mettre un cadre et de ne pas laisser mon esprit divaguer sans cesse. SINON JE SUIS toujours hyper connecté à mes sensations et c’est épuisant, ça se termine par de sacrées insomnies. J’essaye de me focaliser le plus possible sur l’instant présent » Sean A. Day estime aussi que la synesthésie a influencé de nombreuses choses dans sa vie, au-delà du fait d’y avoir consacré sa carrière professionnelle. « Cela a par exemple accentué mon intérêt pour la musique », souligne ce compositeur à ses heures perdues.

Des applications captivantes

Selon lui, les recherches sur les synesthésies promettent de captivantes applications : celles sur la sensation tactile en miroir – voir quelqu’un se toucher le visage et le ressentir sur son propre visage – pourraient mener au développement de thérapies pour les patients équipés de prothèses ; la compréhension de l’interaction entre différents sens pourrait inspirer la conception de robots ultra perceptifs, par exemple pour l’exploration spatiale.

Pour Jean-Michel Hupé, l’attrait de l’étude de ces phénomènes résidait dans la potentielle compréhension de la conscience subjective. « Avec les synesthésies, il y a une claire différence phénoménologique et donc une vraie possibilité d’étudier les grandes questions posées depuis longtemps par la philosophie : qu’est-ce que penser de façon subjective ? Peut-on le comprendre ? Peut-on comprendre la pensée d’un autre ?» À ces questions passionnantes, il n’a pas trouvé de réponse. « C’est un constat d’échec. Pour l’instant, on n’y arrive pas mais cela valait le coup d’essayer. Ne serait-ce que pour avoir recueilli des témoignages très riches et très émouvants sur l’intimité du fonctionnement cognitif de nombreuses personnes synesthètes ».

LES ECHOS, Jessica Berthereau, 25 février 2022