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Pourquoi la consommation de viande augmente en France ?

Depuis 2013, la consommation individuelle de viande a augmenté de 3 %, alors que tout porte à croire le contraire…Il y a un changement dans les esprits mais pas encore dans les assiettes !

Il a suffi d’un tweet du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, le 17 mai, soulignant que les protéines végétales émettent moins de gaz à effet de serre que les protéines animales, pour déclencher une tempête comme en raffolent les réseaux sociaux. L’assertion, factuelle, avait été diffusée lors de la visite de l’usine du fabricant de steaks végétaux HappyVore, société en partie financée par le milliardaire Xavier Niel (également actionnaire, à titre individuel, du Monde) et dont les produits végétaux sont ultra-transformés et positionnés dans une gamme de prix plutôt élevée. « Placement de produit déguisé »,         « lobbying végan »… les réactions ont été virulentes.

Quelques jours plus tard, autre controverse : c’est un rapport de la Cour des comptes sur les aides aux élevages bovins, publié le 22 mai, qui note que pour que la France tienne ses engagements climatiques, et notamment la neutralité carbone en 2050 et la réduction des émissions de méthane, elle doit planifier la baisse de ses cheptels bovins, qui représentent environ 12 % de ses émissions de gaz à effet de serre. Cette publication, qui souligne la nécessité de maintenir un élevage de prairie et d’accompagner les éleveurs vers du « moins mais mieux », a suscité un tollé auprès de la filière, et reçu une fin de non-recevoir du ministre de l’agriculture : « Le discours sur la décroissance forcée, portée comme politique publique, est curieux pour ne pas dire hors des réalités, quand on sait que la France n’est autosuffisante pour aucune filière animale. Serait-ce à dire que certains assumeraient de voir renforcer nos importations ? », a réagi Marc Fesneau, dans un long message posté sur les réseaux sociaux.

L’équation semble claire : réduire les cheptels sans réduire la consommation de viande ne ferait qu’augmenter les importations et reporter le problème ailleurs. Mais quand le rapport de la Cour des comptes précise bien que la baisse de la production de viande doit aller de pair avec une politique de diminution de la consommation, le gouvernement semble peu enclin à assumer une telle évolution. Tous les scénarios de neutralité carbone en 2050 pour la France prévoient pourtant une réduction de celle-ci, avec des ampleurs variant de 20 % à 70 %, et la stratégie nationale bas carbone adoptée par la France fixe bien une trajectoire de baisse, dans la fourchette basse de 20 %. Réduire la consommation de viande répond également aux objectifs de santé publique, la viande, tout particulièrement la viande rouge ou transformée, entraînant des effets négatifs sur la santé, lorsque consommée en grande quantité.

Différence entre sondages et statistiques

Pourtant, quand les Français sont interrogés sur leurs pratiques alimentaires, près de la moitié disent avoir réduit leur consommation de viande, et environ un quart d’entre eux se disent flexitariens. « Cette différence entre ce qu’on voit dans les sondages et ce que montrent les statistiques est troublante. Il y a un changement dans les esprits, mais pas encore dans les assiettes. Enfin, pas pour tout le monde », analyse la chercheuse Lucile Rogissart, qui a réalisé plusieurs études pour l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) sur la consommation de viande.

La cause de cet écart de perception tiendrait à la « consommation cachée » de viande : les Français achètent moins de pièces de boucherie et plus de produits transformés, de plats préparés, et consomment davantage hors domicile. Or, lorsqu’ils n’ont pas une entrecôte au centre de leur assiette, mais du poulet dans un sandwich, les consommateurs auraient moins conscience de manger de la viande. Par ailleurs, l’offre alimentaire ne leur permet pas toujours de faire le choix du végétal. Une étude publiée début février par le Réseau Action Climat montrait que dans 150 supermarchés étudiés en France, l’offre de plats préparés était très déséquilibrée, 92 % des références contenant de la viande et du poisson.

« Dans un contexte où beaucoup d’élevages sont en crise, dire qu’il faut réduire la consommation de viande, c’est compliqué politiquement », observe Laure Ducos, experte indépendante sur les politiques agricoles et alimentaires, qui constate que les personnes qui réduisent leur consommation sont les plus sensibilisées, et ont tendance à rogner sur la viande de qualité, ce qui dessert les élevages extensifs. « La viande industrielle, elle, continue d’être massivement consommée, poursuit-elle. Si le gouvernement ne prend pas les choses en main et continue de se mettre des œillères, on assistera à une catastrophe, avec une chute du nombre de petits élevages, notamment extensifs et bios. »

Prix non représentatif

Les politiques publiques visant explicitement la réduction de la consommation de viande se comptent sur les doigts d’une main. Deux mesures principales ont été mises en place : la première est la recommandation inscrite dans le Programme national nutrition santé (PNNS) de limiter la consommation de viande rouge à 500 grammes par semaine, et la charcuterie à 150 grammes. Mais le PNNS est peu médiatisé et, de fait, ses seuils sont outrepassés par un tiers de la population pour la viande rouge, et par deux tiers pour la charcuterie. L’autre politique, plus visible, a été introduite dans la loi EGalim de 2018, avec l’expérimentation de menus végétariens hebdomadaires dans les cantines scolaires, et a été confirmée pour toute la restauration collective publique dans la loi Climat et résilience de 2021. « Mais la restauration collective, ça ne concerne pas plus de 5 % de tous les repas pris en France. Ce n’est pas négligeable, mais il faut une action politique publique plus large », plaide Lucile Rogissart.

Avec un enjeu majeur sur les prix : « Beaucoup de ménages font leurs choix en fonction de leur portefeuille, mais les prix payés ne sont pas représentatifs de ce que ça coûte à la société, insiste Laure Ducos. Si on intégrait le coût de toutes les externalités négatives, la viande industrielle reviendrait beaucoup plus cher que la viande issue d’élevages extensifs ou biologiques. Il faudra un jour qu’on se pose cette question du prix. »

Le Monde, Mathilde Gérard, 3 juin 2023