Skip links

Une excellence française !

Depuis les entrepreneurs individuels jusqu’au mastodonte Decathlon, la France s’est lancée à fond dans la production de vélos gros porteurs. Le succès est tel qu’il pourrait ressusciter notre industrie du cycle.

Les premiers ont commencé à pédaler quand les vélos électriques ont fait leur apparition. Les seconds les ont rejoints dès le début de la pandémie, au moment où les coronapistes, ces pistes cyclables nées au moment du coronavirus, sont devenues l’un des symboles de la distanciation sociale. La troisième vague de néocyclistes déferle aujourd’hui, portée par la hausse du carburant. Dans toutes les métropoles, les automobilistes apprennent, parfois avec mauvaise humeur ou au prix de grosses frayeurs, à partager la chaussée. Bien obligés, les vélos sont de plus en plus nombreux.

Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, ouvriers et cadres, flâneurs et fonceurs, tous s’y sont mis. Mais parmi eux, une nouvelle population, très diversifiée, est apparue : celle des aficionados du vélo-cargo.

Un type de vélo très flexible… et très français. Car ce sont bel et bien des marques tricolores, depuis la multinationale qu’est Décathlon jusqu’au tout petit Sémaphore avec son unique salarié fondateur, qui accompagnent l’incroyable essor du cargo à deux (parfois trois) roues.

Assaut d’imagination

Un peu partout en France, des cyclistes et des entrepreneurs, souvent pères de famille, cherchent un moyen de transporter les enfants jusqu’à l’école. Très vite, leurs solutions commencent à éclore un peu partout. Bruno Guittard, à Annecy, crée Oklô et un vélo compact, avec un siège enfant à l’arrière et un siège bébé à l’avant. Thomas Coulbeaut, en Bourgogne, choisit le chargement uniquement à l’avant, dans une caisse basse modulable pour transporter marchandises ou personnes et lance Douze Cycles. Jordan Suchet, à Lyon, préfère mettre au point une fourche cargo s’adaptant à l’avant de n’importe quel vélo pour de petits chargements, avec JoKer Eike.

Enfants et colis, même combat

Last but not least, le petit dernier des vélos-cargo, en préparation depuis 2019, est né chez le mastodonte du secteur, Decathlon. Annoncé depuis des mois, le R500 est enfin disponible en ligne depuis fin mars. Son prix est imbattable : 2 800 euros tout équipé avec panier avant, barre de sécurité et repose-pieds, soit entre 35 et 50% moins cher que tous les autres (Sémaphore excepté). De quoi démocratiser l’usage de l’engin qui, tout en étant très stable et souple à la conduite, peut paraître impressionnant au premier abord :

« Nous avons énormément travaillé sur le prix, le moteur et la robustesse de ce vélo, affirme Alain Lefèvre, le directeur de projet. Nos utilisateurs sont des gens rationnels et pragmatiques, qui estiment que le vélo est plus pratique et plus rapide pour se déplacer en ville avec leurs enfants.

Ils n’y connaissent pas grand-chose en mécanique, et l’écologie, même s’ils y sont sensibles, n’est pas leur priorité. Pour eux, le cargo est un mode de transport comme un autre. »

Quel chemin parcouru depuis le tout premier Yuba, quand il fallait encore expliquer en détail aux banquiers l’intérêt de ce type de cycle et les convaincre qu’il y avait bien un marché ! La clef du succès tient au fait que dès le départ, toutes les entreprises ont compris qu’il s’agissait de convoyer non seulement des personnes ou des animaux, mais aussi des objets. Car, pour les artisans et les livreurs, excédés par les embouteillages et la disparition progressive et programmée des places de parking en ville, le vélo-cargo peut représenter une option intéressante … à condition d’avoir un volume de transport suffisant et d’éviter les problèmes mécaniques.

Dans le Sud-Ouest, l’ancien rugbyman professionnel Thomas Chenut a cherché, en 2016, à organiser la collecte de déchets en centre-ville à vélo. Il lui fallait donc produire un engin capable de rouler toute la journée avec des charges lourdes, sans épuiser ni l’homme, ni la machine. « Nous sommes partis de la palette, et nous avons tracé le vélo autour, raconte le jeune entrepreneur de 34 ans. Nous avions besoin d’un équipement très costaud, qui puisse assurer jusqu’à 1000 km de route par mois sans casse et transporter 250 kg en une seule charge, mais également léger, pour que les chauffeurs n’y laissent pas leur santé … » C’est une entreprise aéronautique du Pays basque, Lopitz, qui fabrique le cadre. Le châssis est garanti six ans, le SAV bien structuré.

Levées de fonds et listes d’attente

Alors que le marché n’est qu’émergent, ses vélos, baptisés « VUF » (pour Vélos utilitaires français), vendus environ 8000 euros l’unité, trouvent leurs débouchés en quelques mois grâce à l’initiative V-Logistique de l’Union Sport & Cycle, qui met à disposition de professionnels, artisans et commerçants, des bi- et triporteurs.

« Nous y avons gagné notre crédibilité », assure Thomas Chenut. Cette année, l’entreprise avait prévu de vendre 1000 cargos, mais dès la fin du mois de mars, 600 ont déjà été écoulés … Alors que Thomas Chenut se lançait à Pau, deux trentenaires, à Aubervilliers, mettaient au point une remorque qui peut être attachée à n’importe quel vélo et est équipée d’un logiciel « annulateur d’effort ». Aujourd’hui, les K-Ryoles sont utilisées par le BTP pour approvisionner les chantiers urbains, par les magasins de bricolage pour leurs livraisons et par des enseignes alimentaires (Métro et Monoprix). L’entreprise, elle, emploie une cinquantaine de personnes et vient de lever 10 millions d’euros pour continuer à se développer.

Il s’est vendu 11 000 vélos cargos en France en 2020, soit 30% de plus qu’en 2019. Depuis, le dynamisme du secteur ne s’est pas démenti, au contraire : « Les perspectives de vente sont très nettement à la hausse, affirme Virgile Caillet, délégué général de l’organisation professionnelle Union Sport & Cycle.

Il devrait s’écouler environ 60 000 cargos par an désormais. Nous estimons que, dans cinq ans, 300 000 de ces vélos circuleront en France. » Si, comparés aux vélos classiques, les volumes sont encore faibles (on compte environ 2,5 millions de bicyclettes échangées en France chaque année !), la valeur des cargos, elle, est nettement plus élevée.

Il faut compter 364 euros en moyenne pour un vélo traditionnel, et dix fois plus pour un cargo, dont le prix tourne autour de 4000 euros – généralement sans les accessoires, repose-pieds, caisse avant, antivol ou bâche antipluie. Malgré ces tarifs élevés, il y a des listes d’attente dans la plupart des magasins de cycles, où les mécanos ont appris à ne plus se moquer de ces étranges clients incapables de changer une roue.

Les Échos, Anna Rousseau, 5 mai 2022