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Un mariage de raison qui profite à tout le monde.

Après l’art et la culture, C’est désormais les marques de la mode et du luxe qui s’intéressent à l’enseignement supérieur. Si certains se félicitent de ces rentrées d’argent, des voix s’élèvent contre le manque de régulation de ces partenariats.

Ce 12 avril 2018, des professeurs, des étudiants et quelques journalistes ont rendez-vous dans la salle historique de la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure (ENS), rue d’Ulm, à Paris.

Ce soir-là, l’événement se veut historique : le géant du luxe français inaugure une chaire de recherche spécialisée en intelligence artificielle. Pour la première fois, Louis Vuitton et le temple du savoir de la rue d’Ulm font alliance.

On peut se demander ce que l’un des fleurons de l’enseignement supérieur public français, réputé pour former l’élite intellectuelle de demain par la recherche en sciences et en lettres, gagne à s’associer à Louis Vuitton. Du côté du leader mondial de la maroquinerie et du prêt-à-porter de luxe, les ambitions ont été clairement dévoilées. Il s’agit pour la maison de                     « capitaliser sur les compétences scientifiques mondialement reconnues de l’ENS dans le domaine de l’intelligence artificielle ». A terme, la chaire doit permettre à Louis Vuitton « de disposer de technologies innovantes afin d’améliorer ­globalement le service rendu à ses clients ».

Les marques engagées dans une course aux partenariats

Dans le luxe, l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles possibilités dont chacun veut se saisir. Les enjeux sont importants : améliorer la prédiction des ventes pour optimiser les stocks ; mieux anticiper les désirs des clients et, ainsi, personnaliser les expériences de marque ; sophistiquer la recherche de produits par image sur le Web et, in fine, accélérer une nécessaire mutation numérique.

Mais Normale-Sup y trouve aussi son intérêt. « Cette collaboration nous offre une opportunité immense, celle de nous intéresser à des problématiques industrielles concrètes, de tester nos algorithmes et de valider nos modèles dans des conditions réelles, et d’orienter nos travaux vers de nouvelles perspectives de recherche », expliquait lors du lancement Ivan Laptev, chercheur en informatique et porteur de la chaire.

Depuis quelques années donc, et avec une accélération flagrante ces derniers mois, c’est une véritable course à laquelle se livrent les grandes marques du secteur pour accoler leur nom à celui d’une université prestigieuse. Mais contrairement à la passion très médiatisée du luxe pour les arts à grand renfort de mécénats d’expositions prestigieuses, de rachats de chefs-d’œuvre du patrimoine national ou de rénovations de monuments historiques cette immersion dans le monde du savoir académique reste encore discrète.

Un instrument de soft power

L’appellation « chaire » littéralement un poste de professeur titulaire dans l’enseignement supérieur est apparue au XVIe siècle, à la Sorbonne et au Collège de France. Elle a progressivement dérivé pour recouvrir une réalité plus large. A partir des années 1960, les laboratoires pharmaceutiques ou les entreprises pétrolières ont été parmi les premiers à aller chercher le talent dans les universités. C’est désormais au tour du luxe.

Dès 1991, LVMH, précurseur en la matière, crée une chaire avec l’Essec pour contribuer à la formation de futurs cadres de haut niveau dans le secteur du luxe et identifier parmi eux des profils susceptibles de rejoindre le groupe. Dans le même esprit, Kering lance en 2010 un partenariat intitulé Luxury Certificate avec HEC.

Mais les choses ont depuis évolué sur le fond. Aujourd’hui, l’enjeu pour les marques n’est plus tant de former des responsables marketing ou des manageurs que d’être à la pointe sur des sujets aussi larges que les neurosciences, la transition écologique, les fractures territoriales et sociales, ou encore la digitalisation de la société. Des thématiques de recherche qui illustrent aussi bien la complexité du monde que l’extension du domaine du luxe dans les sphères sociétales.

Mais vers qui se tourner pour apprendre, former et répondre à ces nouvelles problématiques ? Tout simplement vers les universités et les grandes écoles, en leur proposant de créer des cursus pointus, que ces géants de la mode prendront en charge financièrement. Des propositions plutôt vues d’un bon œil par la direction des établissements, en perpétuelle recherche de subventions.

Mieux qu’une campagne d’affichage

Pour associer leur nom à une chaire, les groupes déboursent entre 150 000 et 300 000 euros par an. Les contrats, reconductibles, sont en général conclus pour une durée de trois ans. La somme couvre le salaire du professeur titulaire, le développement des programmes pédagogiques et/ou de recherche, d’éventuels contrats doctoraux, des bourses d’études, l’organisation de conférences et d’ateliers, l’invitation de professeurs étrangers, etc. Une goutte d’eau au regard de leurs profits (14 milliards d’euros de bénéfice net en 2022 pour LVMH) mais qui représente beaucoup en termes d’image.

Une des meilleures chaires d’économie du monde

Il arrive que les groupes soient plus impliqués et participent à la création même de programmes : il n’est alors plus question de « mécénat » mais de « partenariat ». Les axes de travail sont définis en collaboration avec les enseignants et les cadres dirigeants des marques. Le dispositif est conçu pour que les industriels n’interviennent pas dans les recherches  un comité de pilotage assure « le bon déroulé des opérations », mais ces derniers bénéficient naturellement d’un avantage de proximité avec les travaux.

« En investissant les grandes écoles, les marques s’adressent à la jeunesse, qui détient une forme d’autorité du futur. Elles viennent chercher des intuitions, de l’immaturité donc du devenir, et des promesses. » Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs

Ce projet avec Hermès a pour objectif de mettre en interaction des économistes de PSE et des chercheurs d’autres matières : la psychologie, les sciences politiques, la philosophie, mais aussi les neurosciences ou encore les sciences de l’environnement. De quoi réfléchir à des thèmes aussi cruciaux que le changement climatique, la pression démographique et le développement des villes. L’an dernier, une dizaine de cadres dirigeants d’Hermès sont venus assister à deux jours de conférences sur la question environnementale, la maison s’intéressant de près à la biodiversité et au bien-être animal. Ils ont pu débriefer avec les chercheurs, titulaires ou membres académiques de la chaire OSE et approfondir certains éléments de réflexion.

Chanel et la captation de CO2 dans les océans

Les sujets visés dans ces chaires ne doivent rien au hasard. Les maisons sont obligées de continuer à exister dans un contexte de raréfaction des ressources et de remise en cause du modèle de consommation débridée. A elles de se positionner. Ainsi, Chanel, également présente à l’ENS, a renouvelé jusqu’en 2024 sa chaire de recherche en géosciences sur la captation du CO2 dans les océans. Autant de thématiques qui peuvent sembler à mille lieues de la maison mais qui, en réalité, servent à élaborer sa stratégie et à nourrir son travail de prospective.

Decathlon, dont les activités ont un impact sur le climat autant qu’elles sont touchées par le dérèglement climatique, vient ainsi chercher des réponses auprès d’interlocuteurs de 25 ans à peine. En 2022, le distributeur d’articles de sport et de loisirs est devenu un partenaire étroit de l’EnsAD, tissant des liens directs avec les étudiants et partageant, plus volontiers que les groupes de luxe, son expérience concrète. Cet après-midi de décembre, deux membres du département innovation de Decathlon sont présents à une séance de présentation de prototypes. Les étudiants en design textile et objet ont planché sur l’usure comme principe créatif, en imaginant des dispositifs de protection contre la lumière du soleil à l’horizon 2052.

Comment créer un attachement sentimental à l’objet ? Comment faire en sorte que son usure n’influe pas sur sa durée de vie ? Les étudiants ont imaginé des couvre-chefs en laine feutrée sans couture, des nattes de plage en vannerie qui peuvent aussi couvrir le visage, des combinaisons intégrées aux échafaudages pour protéger les maçons des vagues de chaleur… De quoi donner aux élèves, comme dans toutes les chaires, une expérience pratique qui leur permettra d’enrichir leur CV.

Les cas de conscience des étudiants

Au-delà de l’intérêt indéniable de ces problématiques, les étudiants se posent naturellement des questions éthiques. Une foule d’interrogations qui posent de nouvelles questions juridiques car les travaux pédagogiques peuvent potentiellement donner lieu à un développement industriel. Chaque élève étant propriétaire de ses droits de propriété intellectuelle, l’école a mis en place un mécanisme de cession moyennant rémunération. Pour autant, l’établissement se défend d’être un cabinet de conseil. « Nous ne faisons pas de consulting. Et nous n’avons aucune obligation de résultat », tient à préciser Emmanuel Tibloux.

A l’Institut français de la mode (IFM), deux chaires ont été créées en moins de deux ans : l’une consacrée au développement durable et financée par Kering (intitulée Sustainability IFM Kering), l’autre par Chanel (chaire Chanel et le 19M des savoir-faire de la mode, 2021). Et ce n’est que le début.

Le Monde, Sophie Abriat, 3 mars 2023