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Transformez votre garde-robe en capital à faire fructifier !

« Arrêtez de consommer, mais consommez quand même » avec Vinted, bienvenue dans la déconso-consumérisme !

En écoutant Rébecca Berlana raconter son histoire à l’autre bout du fil, on a parfois le sentiment d’entendre une ancienne accro au crack. « C’est comme de la drogue, le cerveau en veut toujours plus ! Ça rend heureux quelques instants, et puis ça passe, et il faut recommencer.», confie cette assistante maternelle quinquagénaire, en phase de désintoxication. Malgré les apparences, la cause de son addiction n’est pas le petit caillou blanc qui se fume dans les environs de la place Stalingrad à Paris, mais un site Internet permettant de vendre et d’acheter des vêtements de seconde main de chez soi : Vinted.

Alors que les étagères de Rébecca se vident progressivement, un sentiment euphorisant accompagne ses premiers shoots commerciaux. « Je sortais d’un échec professionnel douloureux, un projet de crèche collective qui n’avait pas fonctionné, et voir que mon vestiaire plaisait sur Vinted, ça m’a redonné une petite flamme. Je revendais beaucoup de modèles de fast fashion, du Zara, du H&M, que je n’avais parfois jamais portés. Pour déstocker rapidement, je cassais les prix. On joue au marchand et on se réjouit d’avoir rentabilisé des pièces qu’on aurait données ou mises dans des bennes à vêtements », explique cette maman de deux filles, elles aussi fans de mode.

Cette excitation à se transformer en petite PME sans les tracas administratifs en a grisé plus d’un. En 2020, on comptait en France 187 millions de vendeurs de seconde main. « Mettre en ligne, répondre aux clients, envoyer les colis… Tout ça est tellement facile, fluide, que j’en ai fait une petite occupation parallèle. Ça me prend entre quinze minutes et une heure et demie par jour, ça me procure du plaisir, et ça me permet de m’acheter des vêtements neufs », confie Mathis, 24 ans, étudiant en master 2 dans la musique, qui vend sur Vinted les pièces dont il s’est lassé. Si lui a réussi à limiter son temps de connexion, certains finissent par passer leurs journées, leurs pauses déjeuner, leurs soirées sur la plateforme, répondant à la lueur de la lune à la question existentielle d’un client qui voudrait savoir si « ce top à paillettes est bien un vrai XS ».

Dans cet univers ultra-concurrentiel, dominé par la vitesse, beaucoup s’appliquent à obtenir la meilleure évaluation. « J’avais acheté du papier de soie pour emballer les vêtements, je rajoutais toujours un Post-it avec un mot personnalisé pour remercier l’acheteur et un petit bonbon. Quelqu’un m’avait dit qu’il mettait un Carambar avec ses envois, alors j’ai repris l’idée », confie Charlotte Seabra, ancienne employée dans le voyage d’affaires, en reconversion.  « Vinted, c’est tout simplement la plus grande école de commerce de France. Votre garde-robe devient un capital à faire fructifier et les gens sont transformés en conso-marchands sans même s’en rendre compte ; ce qui est le propre de l’aliénation », résume Elodie Juge, chercheuse en sciences de gestion de la chaire Trend(s) à l’université de Lille, spécialiste de la seconde main.

La mode, ce n’est pas un secret, est une industrie extrêmement polluante. Se­lon un rapport des Nations unies de 2019, le secteur émet plus de C02 que les trafics aérien et maritime réunis. Pour fabriquer un simple jean, il faut 7 500 litres d’eau, soit l’équivalent de ce que boit un humain pendant sept ans. « Une consommation plus circulaire entre particuliers est l’une des solutions pour répondre aux enjeux climatiques. Nous voulons contribuer à l’émergence d’ habitudes de consommation qui donnent plus de valeur aux vêtements : nous pensons que les consommateurs achèteront alors des articles de meilleure qualité et mieux fabriqués, et en prendront davantage soin, afin qu’ils restent en circulation plus longtemps », explique Natacha Blanchard, directrice communication de Vinted.

Le déconso-consumériste

D’après la chercheuse Anne Beyaert-Geslin, si Vinted fonctionne si bien, c’est parce qu’il propose des valeurs existentielles écologiques « prêtes à réaliser ». Pour le déconso-consumériste, acheter ou vendre un pantalon Primark de seconde main revient à se transformer en petit colîbri faisant sa part vers un monde meilleur.  « C’est bon pour la planète ! », ne cessent de répéter ces adeptes de l’autohypnose, sans voir qu’ils ont juste déplacé ailleurs leurs pulsions consuméristes. « Il faut aussi comprendre les individus sans cesse bombardés d’injonctions contradictoires, nuance Fanny Parise. On leur dit : « Arrêtez de consommer, mais consommez quand même. »»

On pourrait situer l’acte fondateur du déconso-consumérisme à ce jour de 2011 où Patagonia fit paraître dans le New York Tïmes une pleine page de pub avec un de ses vêtements, assortie du slogan: « N’achetez pas cette veste. » Résultat : le chiffre d’affaires de la marque s’est envolé. Reprogrammé par ces discours flirtant avec les paradoxes quantiques, le déconso-consumériste est à la fois l’acteur et la victime d’un « greenwashing » à l’échelle de son propre cerveau, quelqu’un qui consomme de plus belle tout en pensant être en train de consommer moins, mieux, ou de manière plus durable.

Est-ce un hasard si Shein, site d’ultra-fast fashion, et Vinted, site de seconde main, sont les deux enseignes préférées des 15-24 ans (Kanta1 WorldPanel)  Absolument pas, car dans un monde de déconso-consumérisme, ces deux marchés fonctionnent en symbiose, le second offrant l’absolution au premier, tout en lui servant de débouché.

Le Monde, Nicolas Santolaria, 24 janvier 2022