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L’éventail, pour ne pas suffoquer

Autrefois l’apanage des élégantes, cet accessoire de climatisation retrouve un nouveau souffle à la faveur des épisodes caniculaires. Même les hommes commencent doucement à s’éventer.

Vidons notre sac. Au sens propre : déversons le contenu de nos sacs à main et autres besaces sur une table. Ce n’est pas l’avenir que l’on lira dans ce dépôt aléatoire, façon marc de café, mais le présent. Un concentré d’époque, à travers les objets que l’on y découvre, mais aussi ceux que l’on n’y trouve plus. Plus de plan de ville, plus de chéquier, presque plus de monnaie, plus guère de stylos ni de papier, plus de journal ni de rouge à lèvres. A la place, des écouteurs sans fil, un smartphone, des CB sans contact, du gel hydroalcoolique, des masques. Dès cette semaine, un nouvel objet pourrait venir compléter cet inventaire très actuel : l’éventail.

Monoprix les vend sur son site, entre une natte de plage et une bouée licorne, à 3,99 euros, en bois et papier. Hema les brade à 2,25 euros, motifs zébrés ou fleurs, en plastique. Idem chez Shein. Pourquoi cette réapparition ? Il suffit d’allumer la radio pour comprendre le pari de la grande distribution. « Une vague de chaleur exceptionnelle », « jusqu’à 39 °C dans le Sud » : la canicule n’a même plus l’élégance d’attendre le mois d’août pour accabler les Français. La maison Duvelleroy, spécialiste de l’éventail depuis 1827, confirme que le vent est en train de tourner pour ces objets longtemps jugés désuets. Eloïse Gilles a relancé la marque en sommeil en 2010. A l’époque, « on prêchait un peu dans le désert », dit-elle. « On a vu notre activité changer avec les premières canicules. On observe aujourd’hui, à notre petite échelle, que nos ventes sont liées aux vagues de chaleur. »

Une histoire de bourges

L’historienne de l’art Georgina Letourmy-Bordier, spécialiste de l’éventail, confirme un « mouvement de démocratisation » depuis quelques années. « Sur Instagram, je suis beaucoup de créateurs d’éventails, partout dans le monde. Il y a une telle créativité ! » Peu à peu, dit-elle, l’objet se dépouille de l’image de préciosité à laquelle il était associé. Image merveilleusement incarnée par la jeune Lydia (Sara Forestier), dans L’Esquive (2003), d’Abdellatif Kechiche : l’adolescente de banlieue, qui répète pour un projet scolaire Les Jeux de l’amour et du hasard, de Marivaux, se trimballe dans sa cité avec une robe d’époque traînant dans la poussière et un éventail troué qu’elle agite frénétiquement sous son nez à chaque réplique (« Je m’éventaille », dit-elle dans un splendide néologisme). « Tu t’es regardée toi comment tu fais, avec ton éventail ou chais pas quoi ? », lui lance une camarade de jeu en colère. « Et alors, moi j’ai le droit de faire ça, c’est moi qui fais la bourge dans l’histoire ! »

Le Monde, Clara Georges, 20  juin 2022