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Les 5 nouveaux comportements post-Covid pour ce secteur « non essentiel »

Fin des jauges, du masque et du passe vaccinal… les conditions d’accès aux lieux culturels ont enfin retrouvé leur normalité. Mais dans quel état d’esprit est le public après ces très longs mois de contraintes sanitaires et de fermeture des cinémas, musées, salles de spectacle…

Pour tenter de mieux appréhender les traces laissées par la crise sanitaire dans l’évolution des pratiques culturelles, Le Monde a lancé, le 20 février sur son site, un appel à témoignages. Le retour d’une centaine d’internautes dresse une photographie nuancée des changements engendrés post-confinement. Quatre profils se dessinent : il y a ceux qui n’ont pas retrouvé l’envie de sortir, ceux qui ont modifié leurs habitudes sous l’effet de la découverte des plates-formes de streaming, ceux qui ressortent mais autrement (sans s’abonner pour plusieurs spectacles par exemple) et ceux qui ont repris le chemin des lieux culturels avec frénésie comme pour effacer un sevrage imposé.

Surtout, la fin du pass vaccinal et du port du masque, effective depuis le 14 mars, laisse entrevoir l’espoir de redonner un coup de fouet à la fréquentation. Car ils sont nombreux à témoigner que les contraintes édictées en mai 2021, lors de la réouverture des établissements, les avaient fait fuir.

1 / Ceux qui attendaient la fin du masque et du pass

« J’attends que tombent les masques pour redevenir la cinéphile que j’étais », résume Ève, iconographe à Marseille. « Les masques empêchent de s’évader de la réalité quotidienne et sont un rappel constant de la pandémie. Bien que je comprenne le raisonnement médical, ils sont incompatibles avec le sentiment de plaisir attaché à la participation à un événement culturel », considère Karen Brown, résidant à Antibes (Alpes-Maritimes). « On veut du rêve !
On veut se sentir hors du temps et pas dans l’ultra présent ! Hâte de ne plus devoir porter de masque à l’Opéra », clame Hélie de Marmorrières, un Parisien qui a « réduit à néant » ses pratiques culturelles.

D’autres n’ont jamais accepté que leurs sorties puissent dépendre d’un QR code. « Je recommencerai à sortir dès que le pass vaccinal sera levé, le contrôle des citoyens est inadmissible », insiste Catherine Gélineau. « Ce que je vis depuis 2021 dans mon rapport
aux lieux d’art est pour moi un choc émotionnel et sociétal. Je suis vacciné, mais comment accepter que des citoyens fréquentant ces lieux soient contrôlés par d’autres citoyens (salariés de ces institutions) ?

2 / Ceux qui ne sortent plus

D’autres assument de ne quasiment plus sortir. « Le Covid m’a permis d’être moi-même. J’aime être chez moi, me reposer tranquillement devant une soirée Netflix avec ma moitié, témoigne Nicolas Dupont, un étudiant âgé de 25 ans. Je ne me sens plus obligé de sortir
pour rentrer dans les normes de la société et, ce choix, j’ai l’impression que mon entourage l’accepte mieux depuis la crise sanitaire ».

Il n’y a pas que la tranquillité, il y a aussi « la flemme », admet Marc Boyer, âgé de 48 ans. Pourtant, depuis une dizaine d’années, ce Toulousain prenait un abonnement au théâtre. « Une dizaine de dates par an. Petit rituel avec le catalogue l’été, qu’on annote. À chaque date, on devait se motiver pour sortir, mais on était content au retour. Depuis la réouverture, nous n’y sommes retournés qu’une seule fois. Flemme de chercher des spectacles. Flemme de sortir. L’agenda qui se remplit avec d’autres trucs… »

Plusieurs personnes âgées rendent compte de leur changement d’habitudes, comme la redécouverte d’une vidéothèque bien garnie. Comme le résume Claire Lair, 78 ans, « on a appris à vivre autrement ». Cette retraitée de la fonction publique, jusqu’à présent cinéphile,
a « repris le dessin, la peinture. Le calme revenu autour de moi me convient, rien ne me manque, cela veut-il dire que j’avais trop ? », s’interroge-t-elle.

3 / Ceux qui sont devenus des adeptes des plateformes de streaming

Avec la crise sanitaire, les écrans domestiques sont devenus la fenêtre principale sur la culture. « J’ai pris conscience que je me passe très bien du cinéma en salle », constate Catherine Brouste, Parisienne. « Ma nouvelle consommation de séries entières a changé quelque chose : l’envie des salles obscures ne revient pas… et la qualité de beaucoup de ces séries est une découverte », reconnaît Daniel, Toulonnais.

En matière de pouvoir d’achat, les plateformes apparaissent beaucoup plus compétitives que le tarif du ticket dans les salles. Et puis, elles permettent, pour les familles, d’éviter de payer une baby-sitter le soir. Laurie Garrido, enseignante à Strasbourg et mère de famille, n’est pas allée à un seul spectacle en 2021 : « Nous nous sommes abonnés à Amazon, Netflix, Disney+ et Salto, c’est un autre rythme et un plaisir qu’on peut partage ».

François Petrazoller, d’Epinal, raconte l’évolution de sa consommation culturelle : « Je suis un père célibataire, et nous formons un noyau familial très soudé avec mes deux ados de 11 et 13 ans. Depuis le premier confinement, nous avons largement adopté la vidéo à la demande, à l’exception de quelques soirées sur Arte. Les jeux vidéo ont également pris de l’importance, nous les partageons le plus possible à trois. Nous nous sommes abonnés à Deezer et avons considérablement enrichi notre champ musical, tant en nouveautés qu’en redécouvertes de répertoires anciens. Nous n’allons plus au musée, les ados ne s’y retrouvent pas. Bref, la culture est de plus en plus présente mais sous une forme différente, plus choisie et volontaire ».

4 / Ceux qui ressortent, mais différemment

Comme le souligne Anne Lugagne, 62 ans, consultante vivant à Paris, « une fois que le rythme de sorties est perdu, il est difficile de reprendre cette habitude ». Si elle a retrouvé le chemin des lieux culturels, elle ne prend plus le même itinéraire : « Je choisis différemment les spectacles, je ne vais plus systématiquement voir les grosses productions, les spectacles qu’il “faut” avoir vus. Je prends du plaisir à découvrir des nouvelles compagnies, des nouveaux collectifs, les vieux de la vieille m’ennuient, j’ai envie et besoin d’être surprise. » Elle y va davantage « à l’instinct », sans abonnement, au coup par coup, mais regrette que la durée d’exploitation se soit réduite : « Les pièces ne se jouent plus pour une trentaine de représentations mais pour dix jours à peine, donc on en rate forcément ».

5 / Ceux qui deviennent des « boulimiques » de culture

Pour d’autres, c’est l’effet inverse, comme une envie de rattraper le temps perdu et de retrouver le plaisir de sortir de chez eux. L’abstinence subie « à cause de ce foutu Covid m’incite à profiter davantage de ce que m’offre la culture », assure Isabelle Sabatier, 76 ans, vivant à Paris. Même besoin de renouer avec une nouvelle vie pour Charles Baudoin, avocat âgé de 41 ans : « J’habite en région parisienne, mais je ne profitais plus du bouillonnement culturel de la capitale depuis bien longtemps. Le travail, les enfants, les mauvaises habitudes… Je n’y allais pas, mais c’était important de savoir que c’était là, à portée de main. Paradoxalement, le confinement et la fermeture des établissements culturels ont créé un manque. Je me suis rendu compte à quel point la possibilité d’avoir une vie culturelle pouvait être structurante. Depuis la reprise, je vais régulièrement au théâtre, aux concerts, aux expositions, bien plus souvent qu’avant la fermeture. Quel plaisir retrouvé ! », se réjouit-il.

Gardons le meilleur pour la fin avec le calendrier frénétique de Thierry Lamouroux, 65 ans,
de Malakoff : « Depuis l’automne 2021, j’ai été pris d’un emballement pour le théâtre (privé et Comédie-Française) et les concerts (le génial Opéra de Massy et la Philharmonie de Paris).

Au total : plus de quinze pièces et concerts », calcule ce chercheur retraité. D’où vient cette boulimie ? « Peut-être est-ce juste un besoin d’avoir, devant moi, sur une scène ou derrière leur instrument, des personnes en chair et en os, de renouer avec la vraie vie ».

LE MONDE, Sandrine Blanchard, 19 mars 2022