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L’émergence des vêtements froissés, ça vous chiffonne ?

A chacun sa façon de fermer une veste ou de nouer un foulard : autant de tics et de modes qui signent une silhouette et font son originalité. Cette semaine, le froissé.

Les vêtements froissés, particulièrement dans le monde qui émerge à partir des années 1950 avec la production colossale de textiles infroissables comme le Tergal, de matières toutes synthétiques, de détergents magiques ou tables à repasser repliables d’un seul doigt, sont une marque d’oisiveté, une porte de sortie, une démonstration de sa propre inutilité dans un monde utilitariste, bref une graine germée du dandysme historique.

Refusant les codes vestimentaires en vigueur, et le repassage qui permet de soigner sa mise et de bien présenter, et qui, de l’armée au monde de l’entreprise, a mis au pas toute la société, le froissé est une liberté, une convention chiffonnée.

A la fois paria volontaire et marque de la cadence sans relâche du monde, il est un geste accessible à ceux qui peuvent se permettre le luxe d’une vie sans contraintes.

En l’espèce, le premier exemple qui vient à l’esprit est la chemise. Non repassée, elle devient impropre aux règles de bienséance et de discipline qui lui sont attribuées depuis sa mise en circulation sous la forme qu’on lui connaît. Dissident donc, le froissé est aussi un motif classique. Parent pauvre du drapé motif du luxe, de la richesse, de l’autorité et geste artistique central présent dans la peinture, la sculpture, la photo, le froissé éclaire la mode de son mystère décati et de son rythme contrarié.

De popeline, de gabardine, de soie, de similicuir, le « froissé » véhicule une esthétique de vie intense. Loin des libertés qu’il prétend prendre, il peut aussi se faire la manifestation et la preuve irréfutable d’un certain stakhanovisme décadent, d’une production éreintante, dans la droite lignée des mythes qui entourent les écrivains, les architectes, les bourreaux de travail aux idées nouvelles et aux yeux fiévreux.

A la fois paria volontaire et marque de la cadence sans relâche du monde, il est un geste accessible à ceux qui peuvent se permettre le luxe d’une vie sans contraintes. C’était compter sans la fripe et ses ballots de vêtements poussiéreux, hors d’usage. Mine d’or pour les uns, opportunité bon marché ou fenêtre de contestation pour les autres, le rebut, la seconde main, ses faux plis, ses trous, ses couleurs passées et ses coupes d’un autre âge, permettent au froissé de continuer sa route et chiffonne toujours autant les tenants du propre, du neuf, du lisse.

 

Le Monde, Gonzague Dupleix, 3 octobre 2021