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Le raccommodage visible pour résister à la fast fashion

Maintenant, quand on comble un trou au coude, il faut que ça se voie. Le « visible mending » est autant un acte militant qu’une source de fierté créatrice.

  • Un trou dans le talon d’une chaussette ;
  • Un accroc dans un pull ;
  • Une tache d’eau de javel sur une veste.

Voilà l’occasion pour une nouvelle génération de cousettes de ressortir l’œuf à repriser en bois de mamie. Mais alors que leurs aïeules s’échinaient à réparer le plus discrètement possible, ces néocouturières (les femmes sont largement majoritaires) exhibent fièrement leurs coutures apparentes.

  • Une dizaine de trous de mites ? On comble par une constellation de points colorés sur un chandail ;
  • Un bord de manches élimé ? On ajoute une bande dans une couleur contrastée ;
  • Un jean déchiré au niveau du genou ? On le recouvre d’un patch de tissu, quadrillé de traits et de pointillés.

Pour ces adeptes du visible mending (« réparation visible »), ravaudage et rapiéçage ne sont plus synonymes de dénuement mais d’engagement. Porter un vieux pull marin dont on a artistiquement rallongé la durée de vie revient à brandir un étendard de son écoresponsabilité. Et à faire acte de résistance face à la fast fashion et ses dizaines de collections par an.

Le mouvement s’est propagé sur les réseaux sociaux à la vitesse d’une surjeteuse industrielle. Taper visible mending ou mending et des milliers de posts et tutos de couturières du dimanche apparaissent, mettant en scène leur avant/après. Une communauté fière de montrer ses créations et d’échanger des astuces entre adeptes du patchwork.

Activistes du textile

La pratique a ses stars, des pros souvent anglo-saxonnes, comme l’Ecossaise Flora Collingwood-Norris ou l’Anglaise Kate Sekules, enseignante en histoire de la mode à New York et autrice de plusieurs bibles sur le raccommodage. Cette activiste du textile est à l’initiative de la campagne « Mend March », lancée chaque année au mois de mars sur les réseaux sociaux, pour encourager les néophytes à prendre l’aiguille. Le rafistolage ostensible compte aussi des artistes engagées, comme la Londonienne Celia Pym, qui expose régulièrement ses œuvres textiles dans des galeries un peu partout dans le monde.

La France n’y a pas échappé. Ici aussi :

  • livres,
  • ateliers,
  • kits de réparation avec écheveaux de laine ou morceaux de tissu,
  • stands dans les salons spécialisés en loisirs créatifs alimentent en idées et en matériel les apprentis français du rapetassage.

Isabelle Cabrita, architecte et designer de formation, a créé en 2020 à Paris l’association Good Gang Paris, qui prône la transition écologique par l’expérimentation textile. Elle y propose interventions et ateliers de réparation créative pour sensibiliser le grand public aux impacts de la mode et aux moyens de le réduire. « Le raccommodage visible et créatif attire des autodidactes qui cherchent un moyen de reprendre la main au sens propre sur leur consommation », explique-t-elle. Il leur permet de pratiquer « un activisme manuel, doux, lent mais puissant ».

Faire des essais sur un tee-shirt, qui n’est plus portable en l’état, pousse à l’embellissement décomplexé. « Qu’est-ce que vous avez à perdre ?, exhorte Kate Sekules, dans son livre-manifeste Mend !, paru en 2020 (non traduit). Vous ne pouvez pas l’abîmer, il est déjà abîmé, alors amusez-vous ! » C’est avec ce mantra en tête que Charlotte Piot, responsable de la conservation des collections dans une grande institution culturelle parisienne, a pris l’aiguille.

Attachement sentimental

Prendre du temps pour prolonger la vie de son gilet ou d’une veste dépasse la simple activité manuelle. Le vêtement ainsi rafistolé reprend de la valeur, car on y a consacré des heures, de l’attention, de la créativité, toutes ces choses qui vont favoriser un attachement sentimental. Or, la faculté d’un objet à procurer des émotions à son propriétaire, même si c’est une vieille veste en jean des années 1980, lui assure sa survie.

 Et, au passage, un peu de celle de la planète, en limitant le gaspillage. « Mes habits ont tous une histoire particulière », confirme Alexandra Pisanti, documentaliste parisienne, qui avoue un goût pour une « mode élitiste », seconde main ou pièce unique de qualité. « Je ne m’en sépare jamais. La réparation me permet de prolonger leur vie, de retrouver à la fois le confort d’un pull connu, mais avec un parfum de nouveauté. » Un antidote à l’achat compulsif.

L’idée d’un vêtement jetable est récente. Pendant des siècles, le raccommodage a fait partie des travaux ménagers du quotidien. Les habits étaient trop précieux pour ne pas les faire durer. Le prêt-à-porter, la production des vêtements à la chaîne puis l’explosion, dans les années 2000, de la fast fashion ont raccourci le cycle de la mode et fait disparaître les ateliers de stoppage-remaillage, où les particuliers apportaient leurs tissus et mailles les plus amochés.

Aujourd’hui, le chemisier mode ne fait qu’une saison, voire moins. Avant de se retrouver au fond d’une armoire ou d’une poubelle. Le bilan écologique est désastreux, l’industrie textile comptant parmi les plus polluantes au monde. Pourtant, notre frénésie d’achats ne cesse d’augmenter. En moyenne, une personne achète 40 % de plus de vêtements qu’il y a quinze ans et les conserve moitié moins longtemps (source Ademe).

En ralentissant le rythme des achats, le visible mending a aussi des vertus thérapeutiques. Concentrées sur leurs ouvrages, les petites mains oublient stress, sollicitations numériques et retrouvent le plaisir d’un geste pour un résultat valorisant.

Le Monde, Catherine Rollot, 9 mars 2023