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La vague silencieuse de décohabitation des couples…

Un toit à partager, une vraie solidarité, une autonomie préservée… Le concept bouscule l’époque et séduit les amoureux. Une alchimie des liens qui fait de plus en plus d’adeptes de tous âges .

« JE NE PENSAIS PAS ASSISTER À CELA »

Confie, depuis sa maison dans l’Oise, le sociologue François de Singly. Ce septuagénaire, spécialiste de la famille et du couple, n’en revient pas. Alors qu’il met à jour la septième édition de son ouvrage Sociologie de la famille contemporaine, une somme devenue référence et publiée pour la première fois en 1993, il n’imaginait pas vivre « une telle             révolution » dans le couple, à laquelle au passage les quinquas et les sexas sont parmi les plus attentifs : il parle ici d’une « vague silencieuse de décohabitation » entre les partenaires, que les experts n’arrivent pas réellement à chiffrer, mais qui n’en est pas moins réelle.

ENSEMBLE, mais pas trop

« On est passé d’une époque où les jeunes couples voulaient bien être ensemble, vivre ensemble sous le même toit, mais pas nécessairement se marier, voire de moins en moins, à cette phase inattendue ou personne n’est pressé d’emménager à deux. » De quoi remettre en cause la définition même du « couple » telle que la donne l’Insee, qui retient parmi les critères inhérents à son existence le fait d’ « habiter le même logement, quel que soit l’état matrimonial légal »

« L’autre énorme surprise, poursuit François de Singly par ailleurs auteur de Libres ensemble (Ed. Armand Colin), a été de constater que le plus souvent, cette volonté de ne pas resigner pour une cohabitation était le fait des femmes », notamment dans une deuxième partie de vie et après une séparation.

NOUVELLE géométrie

Trente ans plus tard, la question de l’espace de vie d’un couple, de ses territoires et de ses frontières est on ne peut plus brûlante. On est même entré, pour François de Singly, dans l’ère du couple conditionnel, comprenez celui ou chacun pose ses conditions; et a fortiori de la famille conditionnelle aussi.

C’est la que l’esprit de colocation déploie son nouvel attirail de séduction. Soit toute une palette de possibles ou s’aimer peut rester un but, une joie, ou s’épauler demeure un projet de vie pourquoi pas, mais pas à n’importe quels prix ou conditions…

Et puisque le double logement n’est pas financièrement donné à tout le monde, et d’ailleurs sûrement pas le choix de tous, la colocation version 2023 est en passe de dessiner une nouvelle géométrie du couple quand il continue à vivre sous le même toit.Toutes les générations peuvent l’expérimenter.

On s’engage, mais pas comme hier, on est là, mais pas systématiquement… « Ce n’est pas forcément une montée de l’individualisme, explique la psychanalyste Hélène L’Heuillet; et on peut y voir un aspect très positif, une forme de bouffée d’air qui enrichit le lien. Le soin ou le souci de l’autre peuvent y gagner, car quand je suis la (pour toi) je suis vraiment là. » Les rendez-vous ne sont pas ou plus routiniers, ils ne vont pas de soi, ils ne sont pas imposés par la vie quotidienne, mais choisis.

« On se voit parce qu’on en a envie, pas parce qu’on partage un loyer », résume Julie, architecte de 35 ans. en couple avec Romain depuis six ans. Pacsés, ils ont vécu séparément pendant quatre ans, mais n’ont pas changé leur facon de vivre quand ils ont emménagé ensemble. « Il nous arrive de nous envover un SMS à 18 heures pour nous demander si on se verra ce soir », sourit son compagnon.

« Plus que l’espace qu’on sépare, c’est le temps qu’on se réapproprie, observe Hélène L’Heuillet. Nous sommes à ce point sollicités dans nos vies que nous avons besoin de certains intervalles et interstices. Au point de ne pas supporter parfois ce collectif qu’est le couple, ou la famille. On veut de moins en moins sacrifier sa liberté à l’autre. »

Face à cette équation entre goût de la liberté, cohabitation au sein de la famille, et plus récemment télétravail, elle encourage certains de ses patients à cultiver leurs moments à eux, chacun garde sa soirée, son univers, ses « choses à soi » en quelque sorte  pour apporter ensuite ce qu’on souhaite à l’autre.

« On est passés de « libres ensemble » à « cool ensemble ». observe François de Singly, comme si la base de l’accord n’était pas la même. »

LE SENS du partage

Mais cette idée de « colocation » dans le couple n’est pas vue par tous de la même facon. Le mot aujourd’hui se déplace dans différentes sphères de la société, et s’il signifie quête de souplesse, de respect et de liberté pour les uns, pour d’autres il serait justement un mot interdit.

Une sorte de signal d’alarme, avant que les « colocataires » ne réalisent que « dans ce cadre-là, si vous êtes tenus à certaines règles, vous n’êtes pas obligés d’en rajouter car. il n’v a pas de relation affective ». Léonard et Sybille se sont séparés il y a quelques mois parce qu’ils étaient « devenus colocs », analyse l’ex épouse du duo

Ils travaillaient depuis deux endroits opposés de l’appartement se croisaient et leur lien était devenu « aussi froid et désincarné que ce que vivent les héros de Belle du Seigneur », explique cette CEO dans le prêt-à-porter.

Hélène L’Heuillet, qui est aussi maitre de conférences à Paris Sorbonne, l’analyse d’une façon plus optimiste : « Pour éviter un affaiblissement du lien, il y a des rituels à côté desquels on ne doit pas passer. Il faut pouvoir garder quelque chose du sens fort que signifie partager un         toit. »

En créant de vrais et durables rendez-vous, comme certains repas ensemble, par exemple, on garde quelque chose de convivial et de chaleureux sans rogner son indépendance. La psy poursuit : « Je suis intriguée par la signification équivoque du mot. On peut penser que si on est des colocs on ne partage plus rien, c’est le sens péjoratif du terme et d’un autre côté, je suis frappée de voir combien chez les jeunes qui. pratiquent la colocation entre eux, le lien évolue vers des vacances ensemble, souvent une amitié très forte qui survivra au-delà de la cohabitation, alors que rien ne l’exige. »

Le coliving n’est plus forcément une question de confort financier pour de jeunes étudiants en Erasmus qui voudraient partager leur loyer, mais bel et bien un choix de vie pour ceux qui auraient des moyens financiers, mais fuient la solitude ou veulent simplement vivre cette expérience. « Cela peut même être une étape d’entrée en « conjugalité douce » , qui évite le fait de passer directement d’un quotidien avec ses parents à la vie de couple qui peut être explosive », développe Hélène L’Heuillet.

Fin 2018, Magalie Safar et son frère ont ainsi créé Koliving, une plateforme destinée à la location ultrarapide et qui répertorie des annonces de colocation. « Non seulement l’habitat partagé s’est professionnalisé et digitalisé. détaille-t-elle, mais il attire tout une autre clientèle

des jeunes actifs en capacité de dépenser plus de 1200 € de loyer par mois pour partager un espace de 200 mètres carrés avec des standards qui sont loin de la simple chambre avec salle de bains et cuisine partagées. »

Parmi les produits prisés sur Koliving, un château du XIIe siècle, situé à Beuzeville la  Bastille (Normandie). compte 15 chambres et 15 salles de bains, ou encore une maison de 260 mètres carrés à Créteil.

Madame Figaro, Lisa Vignoli, 20  janvier 2023