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La passion ne faiblit pas !

Avec 91 milliards d’euros de ventes dans le monde en 2021, la basket est devenue un phénomène de société, à la fois objet de désir et marqueur identitaire. Pour les spectateurs, il s’agit désormais d’un investissement comme un autre.

Dans la galaxie de la basket, l’affaire a fait grand bruit. En août, Michael Malekzadeh, fondateur de la plate-forme de vente de sneakers Zadeh Kicks, a été inculpé pour fraude et blanchiment. L’escroc de 39 ans est accusé d’avoir floué des milliers d’investisseurs, pour un préjudice évalué à 85 millions de dollars (87 millions d’euros).

Le « Bernie Madoff des sneakers », comme le surnomme la presse américaine, promettait à ses clients des modèles en précommande dans des délais et des quantités extravagants. Pour dédommager les investisseurs arnaqués, la police devra mettre en vente pas moins de 60 000 paires de baskets récupérées dans les entrepôts de Zadeh Kicks. De quoi déstabiliser le marché ? « Par rapport aux centaines de millions qui se vendent chaque année, 60 000 paires, ce n’est vraiment rien », affirme Pierre Chambaudrie, PDG du groupe Courir, qui a cédé six millions de paires de tennis en 2021.

Les chiffres sont, en effet, parlants. Il s’est vendu pour 91 milliards d’euros de baskets dans le monde en 2021. Rien qu’en France, elles frôlent les 3 milliards d’euros, avec un taux de croissance de 8 %, depuis trois ans. Au point que la sneakers représente désormais 60 % du marché du soulier, d’après la Fédération française de la chaussure.

Une tendance que les longs mois de confinement ont confortée. « Plus de télétravail, moins d’occasions de faire la fête ont fait privilégier le confort », constate Dorval Ligonnière, responsable études et marketing à la Fédération française de la chaussure. De fait, en 2021, les deux marques qui monopolisent le haut du panier ont affiché des bilans record : 46,71 milliards de dollars pour l’américain Nike, 21,2 milliards de dollars pour son rival allemand Adidas.

Tous les prix

Plus qu’un objet usuel, la basket est devenue un phénomène de société, à la fois objet de désir et marqueur identitaire. Popularisée dans les années 1990 par le milieu hip-hop, la sneakers est désormais le signe de ralliement de ceux qui signifient leur différence. A chaque tribu son godillot. « La Stan Smith d’Adidas, c’est “je suis cool”, la Jordan de Nike, c’est “je suis riche” », résume le collectionneur Samuel Mantelet, un ancien d’Adidas.

Surtout, le phénomène traverse toutes les générations. L’ado les chausse pour être à la mode au lycée, ses parents, pour courir après le bus. Les seniors les préfèrent désormais aux semelles orthopédiques et les fêtards aux souliers cirés. « La basket a gommé les codes vestimentaires, permettant de s’affranchir des barrières sociales et de flouter les frontières entre les sexes, jusqu’à devenir l’objet emblématique d’un monde culturel mondialisé », résume Constance Rubini, directrice du Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux, qui a organisé, en 2020, l’exposition « Playground. Le design des sneakers ».

« La Stan Smith d’Adidas, c’est “je suis cool”, la Jordan de Nike, c’est “je suis riche” » Samuel Mantelet, collectionneur

Affranchie des terrains de sport, la basket défile même sur les podiums de la mode. Elle est désormais un indispensable des griffes de luxe, qui ont embrassé le marché du streetwear pour rajeunir leur clientèle et générer de juteux bénéfices grâce à des marges élevées. On en trouve donc à tous les prix, à 13 euros chez l’enseigne de hard discount Lidl, comme à 700 euros ou à 1 000 euros dans les vitrines rutilantes de l’avenue Montaigne.

Les effets de mode vont très vite

Pour renforcer l’appétit des milléniaux et entretenir leur frustration, Nike et Adidas lancent des modèles en série limitée, par le biais de leurs propres applications sur smartphone, ainsi que des collaborations avec des célébrités ou des marques de luxe. Tisonnés par les réseaux sociaux, les mordus ne campent plus la nuit devant les magasins de basket, mais guettent les « raffles », ces tirages au sort qui leur permettent d’acquérir à bon prix une paire très convoitée. Les cycles de vie des nouveaux modèles sont souvent courts. « Les effets de mode vont très vite, de deux à trois mois, c’est de l’ordre de la fast fashion », relève Samuel Mantelet.

Pour les spéculateurs, la basket est désormais un investissement comme un autre. Et pour les milliers de jeunes dont les chambres débordent de boîtes en carton, c’est la promesse de l’argent facile. « En général, on double la mise sur un délai de douze à dix-huit mois », constate Olivier Van Calster, directeur général de la plate-forme de vente et de cotation StockX.

Cela fluctue d’un jour à l’autre

Mais tous les coups ne sont pas gagnants. La martingale ne profite qu’aux modèles fétiches de Nike et d’Adidas, de préférence tweetés par une célébrité. Ainsi de la collaboration entre Dior et Jordan. Lancée en 2020 pour 2 500 euros, la paire se négocie aujourd’hui autour de 8 000 euros sur le second marché.

En février, Sotheby’s a touché le jackpot : les ventes de 200 paires du modèle Air Force 1, revisité par le créateur américain Virgil Abloh (1980-2021), à l’occasion du défilé Louis Vuitton homme printemps-été 2022, ont généré 25 millions de dollars ! L’engouement est, en revanche, retombé pour le modèle SB Dunk, lancé en 2002 par Nike. « Ce n’est pas une science exacte, reconnaît Tex, un collectionneur et consultant marketing, qui souhaite garder l’anonymat. Comme la Bourse, cela fluctue d’un jour à l’autre. »

Prise de conscience sur l’environnement

Et l’éthique, dans tout ça ? Dans une industrie ultrapolluante, les baskets écoresponsables tentent de se frayer un chemin. Portée par Emmanuel Macron comme par l’épouse du prince Harry, Meghan Markle, la marque française Veja affiche une croissance stupéfiante : en 2020, ses baskets en caoutchouc sauvage, coton bio et polyester recyclé engrangeaient un chiffre d’affaires de 97 millions d’euros.

« Une Veja n’est pas vraiment convoitée par les collectionneurs, car elle ne se manifeste ni par une avancée technologique ni par une signature illustre » – Constance Rubini, directrice du Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux

Tonton Gibs, affable influenceur sur YouTube (268 000 abonnés) et lui-même collectionneur, le reconnaît : « Même s’ils ont la fibre écologique, les plus jeunes s’intéressent plutôt à l’image, parce qu’ils vivent à travers le regard des autres. »

Contraction du marché chinois

Pour l’instant, l’inflation des prix, couplée à la baisse du pouvoir d’achat des ménages, ne semble pas freiner cet élan. En septembre, l’enseigne Courir a constaté une fréquentation de ses magasins supérieure à 15 % par rapport à la même période de 2021. « Le consommateur, c’est l’ado ou le jeune adulte aisé qui a besoin de statut et qui subit moins les effets de la crise », estime Samuel Mantelet.

À la Fédération française de la chaussure, on prédit toutefois une croissance moins soutenue, de l’ordre de 3 % à 5 % en 2022. Les grandes marques, qui pâtissent de la contraction du marché chinois, ont d’ailleurs sérieusement révisé leurs perspectives à la baisse. Adidas anticipe désormais une croissance de 5 % à 10 % de ses ventes mondiales annuelles pour 2022, contre entre 11 % et 13 % dans ses précédentes prévisions.

Pas de quoi abattre Olivier Van Calster. « On achètera peut-être moins de baskets ordinaires, mais les chaussures de collection vont connaître encore plus d’engouement ».

La « sneakermania » ne semble pas près de faiblir !

Le Monde, Roxana Azimi, 26 septembre 2022