Inventaire des nouveaux mots qui ne veulent rien dire…
Une entreprise «future ready », un politique « en capacité de», « la ruralité » qui remplace la campagne : inventaire non-exhaustif de la novlangue.
Si l’« uberisation » et le « disruptif » l’incommodent, les « changements de paradigmes », qui ont récemment supplanté les « querelles picrocholines » et autres « cocher les cases », lui donnent franchement des envies de meurtre. Correctrice au journal Le Monde depuis quinze ans, Muriel Gilbert a appris à observer avec philosophie ces vagues d’expressions toutes faites qui inondent régulièrement notre sabir journalistique puis refluent, remplacées par d’autres.
« Un mot une expression émerge, venant souvent du monde politique ou économique, et, en quelques semaines, tout le monde est « infecté », sourit-elle.
Il y a cinq ans, personne ne savait au juste ce qu’était un « paradigme ». On disait tout bêtement un changement de modèle… »
Celle qui se considère comme une joyeuse « douanière » de la langue française aime surtout passionnément traquer les pièges, les explications, les curiosités et les piquantes complications.
Dans Correctrice incorrigibles, vous comprendrez pourquoi tout le monde parle sans s’émouvoir de « huit jours » pour désigner une semaine, de « quinze jours » pour en évoquer deux alors que personne n’ignore qu’une semaine ne compte, officiellement, que sept journées. Vous découvriez aussi une figure de style appelée la « prétérition », qui consiste à annuler ou à désamorcer ce que l’on énonce.
On se demande d’ailleurs si notre langue française n’est pas ces temps-ci, atteinte de « prétérition » généralisée. Sous la pression à gauche du wokisme et des pudeurs de la gauche écolo et pédagogiste, et, à droite, d’un infernal charabia managérial anglicisé, nous avons tendance, journalistes et politiques en tête, à employer des mots qui ratent volontairement leur cible, atténuent ou nient le réel.
Dans son hilarant : « appelons un chat, un chat ! », elle inventorie ces périphrases, sigles ou anglicismes qui nous servent à tenir à distance ce qui nous dérange : « GPA » plutôt que « mères porteuses », « quartiers » plutôt que « cités difficiles », « contre-vérités » plutôt que « mensonges ».
Le mot tendance
Le petit mot qui fait des ravages, depuis quelques temps, au sein de la classe politique ? La préposition « en ». Plus aucun responsable n’est jamais « chargé » d’une tâche, mais tous sont pompeusement « en charge de ». Valérie Pécresse n’était pas « proche » des Français mais « en proximité », et Christiane Taubira n’était pas « capable de » mais « en capacité ».
Backup
Le monde de l’entreprise, des « call », « process » et autres « backup », est d’ailleurs devenu le royaume d’un jargon parallèle où plus personne n’est capable d’énoncer clairement en quoi consiste son propre « bullshit job »…
Mais que nous arrive-t-il ? Si le français paraît de plus en plus lyophilisé, envahi par la langue de bois, les anglicismes et des expressions vidées de leur sens à force d’être rabâchées, il est aussi plus que jamais colonisé à l’oral par des mots dits « béquilles », tous ces « en fait », « c’est clair » et « en mode », qui ralentissent et obscurcissent constamment le propos.
Et pour le plaisir, un petit dico des euphémismes, périphrases et anglicismes issu du… :
1… jargon médiatique
- En urgence absolue (en danger de mort)
- Connu des services de police (délinquant)
- Faire bouger les lignes, changer de paradigme (innover)
- Information à prendre au conditionnel (information à vérifier)
- Contrevérité, désinformation (mensonge)
2… jargon urbain
- Espace végétalisé (bout de terrain fleuri)
- Personne en situation de rue (personne sans domicile)
- Espaces multi-usage (foutoir absolu)
- Parcours piéton (trottoir)
3… jargon médical
- S’hydrater (boire)
- Sénior (vieux)
- Addict (drogué)
- En fin de vie (mourant)
4… jargon entrepreneurial
- Sortir de sa zone de confort (prendre des risques)
- Effectuer (faire)
- Challenger (concurrencer)
- Feed-back (compte rendu)
Le Point, Violaine de Montclos, 5 mai 2022