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Couleurs discrètes, pantalon crème, intérieur minimaliste…

La vie, on le sait, n’est pas toujours marrante. Est-il besoin d’en rajouter en se vêtant de nippes ennuyeuses comme la pluie, tout en vivant dans des logis flippants d’uniformité bien rangée ?

En ce printemps plein de fureur et de bruit, la rue chante, chahute et flamboie, mais dans les beaux quartiers, on note une vague de sobriété des plus déprimantes. Même les bébés n’y échappent pas, privés de couleurs vibrantes et de joujoux en plastoc criard. Il y a bien sûr des raisons, plus ou moins avouables, à cet avis de temps barbant. Pour nos contemporains en grande crise de conformisme, les connaître, afin de les combattre, serait peut-être le meilleur moyen de retrouver la vitalité qui les a fuis lentement et sûrement…

Le chic, cher et terne

On connaissait le coup de la « force tranquille »,. enfin, les boomers du moins. Voilà que les analystes des tendances de mode un brin sociétales nous bassinent avec le « luxe tranquille » (quiet luxury). Ils n’ont plus que cette expression à la bouche pour décrire ce courant (froid) qui passe sur les envies vestimentaires de l’époque. Ce luxe « silencieux » pourrait se conceptualiser ainsi : on s’habille cher, mais seuls les initiés le repèrent. Du discret, du bon ton, des basiques intemporels, des coupes classiques, une apparence soignée mais totalement anodine, bref, plus ch … , tu meurs.

Mais attention, ça matraque sec sur les étiquettes : la chemise blanche, le cachemire grège, le petit pardessus gris souris, la sandale plate caramel ou la fine doudoune sans manches noire doivent venir de chez un faiseur furieusement sélect. La marque italienne Loro Piana, aujourd’hui rachetée par LVMH, est typique de cette attitude du richard profil bas qui a néanmoins claqué plus d’un smic dans sa veste tabac et un RSA dans son pantalon crème …

Le discret

Cette sobriété est aussi pratique en période de récession, où il ne fait pas bon se balader couvert de logos puant le fric. Mais l’idée est surtout de se distinguer des parvenus qui aiment étaler leurs moyens. Il faut faire « vrai riche », c’est-à-dire séculaire, comme les chênes de son vieux domaine. Rien à voir avec ces vulgaires influenceurs croqueurs de bitcoins, installés à Dubaï. La série « Succession», qui conte l’histoire de la redoutable famille Roy, magnat historique des médias, est à cet égard édifiante : les nouvelles petites amies show off de certains de ses enfants, qui, ô terrible faux pas, se bardent de sacs de marque voyants, sont impitoyablement snobées, telles les ploucs qu’elles sont sans doute … Petit à petit, l’esthétique rasoir infuse et devient un idéal commun des classes aisées, un code valorisant pour Occidentaux du vieux monde.

« Vous n’aurez pas notre élégance naturelle fondée sur des siècles de raffinement », se rengorge le col blanc, assiégé par les barbares des BRICS en pleine croissance, qui ne dédaignent pas le « faut que ça brille ». Signe de ce repli identitaire, cette saison, même les boutiques de Fast fashion débordent de tailleurs-pantalons sable sinistres, de chemises      fine­ment rayées de banquier respectable ou de bermudas camel très rombière en villégiature. Il n’est pas anodin que le dernier né des magasins du groupe H&M à Paris soit celui de la marque Arket, positionnée « produits essentiels pour hommes, femmes et enfants». Un festival de tee-shirts blancs impeccables, de robes, chemises bleu ciel en popeline, de pantalons et de bobs blanc cassé parfaitement assommants !

Le toujours pareil

Pas de risque qu’on vous dise « jolie, ta nouvelle robe » : c’est la même que toutes les saisons précédentes. Surtout ni glam, ni fun, ni visible. Pourquoi tant d’ennui quand on pourrait s’amuser avec son apparence ? Et que, chez certains, on a assez d’argent pour flamber dans des habits qui n’ont nul besoin d’être fonctionnels ? Les fortunes de la tech, par exemple, sont les chantres de cette adoration de la « vie simple », néanmoins dorée sur tranche. Feu Steve Jobs et son éternel col roulé noir (commandé par dizaines chez Issey Miyake, créateur japonais pointu) ou Mark Zuckerberg et son sempiternel tee­shirt gris donnent un élément de réponse : ces pièces reposantes sont censées éviter la « fatigue décisionnelle » vestimentaire. En gros, elles sont là pour signaler que vous avez un gros cerveau exempt de toute préoccupation basse et futile …

Le vide

Qui met aujourd’hui un orteil dans un logis de quadras ou de quinquas urbains a souvent un sentiment étrange : celui d’être un figurant dans un appartement témoin. Le lieu semble totalement stérile et faux, comme récemment passé entre les mains d’un home stager, ces experts qu’on appelle à la rescousse pour relooker dare-dare un bien défraîchi. Tous ces intérieurs paraissent avoir été achetés sur catalogue AM.PM, avec leur miroir en rotin au mur, leur plante verte posée au coin d’un canapé en lin lavé, leur plaid uni à chevrons, leurs stores en lin, leur peau de mouton immaculée, leur vase en céramique terracotta accueillant des fleurs séchées et leurs panières tressées. Une esthétique aseptisée signée mi-Ikea mi-Airbnb, les grands responsables de cette uni­formisation troublante des goûts.

Le minimaliste

Autre coupable, le design, nordique notamment, qui a remplacé le meuble d’ébéniste par son compère en série. Le Corbusier peut être content, on y est à « l’unité d’habitation » égalitaire. Cette mondialisation terriblement fastidieuse fait des ravages à travers une foultitude de marques toutes pareilles, comme la redoutable firme danoise Sostrene Grene (200 magasins dans 15 pays) ou les déclinaisons déco de chaînes des modes démocratiques Zara Home ou H&M Home.

Le tout bien rangé

Circonstance aggravante de l’accablant sentiment de monotonie qui envahit toute personne encore dotée d’un peu d’individualité ? Aucun détail ne cloche, aucune « faute de goût » touchante, souvenirs ou bibelots sentimentaux, cadeaux ringards des enfants encore petits, ne vient encombrer et dénaturer de sa vitalité exubérante les strictes étagères en bois blond. Exit le foutoir des familles, il n’y a plus la moindre basket ou le moindre journal abandonnés pour venir déshonorer le sol en béton ciré, lisse comme un visage lifté !

Tout est propreté, calme et absence de volupté. Marie Kondô et ses best-sellers de nettoyage par le vide sont certes passés par là (elle­-même étant revenue de son idéal d’une vie expurgée de ses scories depuis qu’elle est mère). Ce que l’on appelle l’Écologie d’intérieur (Eyrolles, 2022) a remis deux sous dans le juke-box du minimalisme enviable. Le but :                  « Promouvoir le beau face à la pollution visuelle de nos espaces. » Brrr, ce ne sont que bocaux de graines impeccablement translucides, tiroirs tirés au cordeau, bureaux nickel, plans de travail vierges, dressings rangés par couleur (du blanc au beige foncé), salles de bains monacales sur le compte Instagram de l’auteur de cet ouvrage, Marie Queru, alias @larrangeuse … 49 000 followers, tous prêts à se raser gratis !

Marianne, Valérie Henau, 10 mai 2023.