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Comment le « tu », plus familier, a remplacé le « vous » ?

Depuis des décennies, la « culture du tutoiement », parfois même utilisée dans les offres d’emploi, a pris le dessus sur le « vous », marqueur de distance.

Histoire d’une expression

De la collègue qui invite « On se tutoie ? », des beaux-parents qui s’insurgent « Ah non, c’est tu », jusqu’au serveur qui interroge « Qu’est-ce que je te sers ? », le tutoiement s’est progressivement immiscé dans des conversations où il n’était jusqu’alors pas le bienvenu. Que le contexte soit intime ou public, ordinaire ou exceptionnel, tel Emmanuel Macron tutoyant Vladimir Poutine à l’aube de la guerre en Ukraine, le pronom « tu », aux allures décontractées, semble désormais supplanter son homologue « vous », marqueur de distance respectueuse.

Délaissé du langage familial puisqu’on ne recense en France plus que 20 000 familles utilisant le « vous », selon la sociologue Monique Pinçon-Charlot, ce pronom se fait également rare dans le langage du recrutement : l’usage du tutoiement a presque doublé en quelques années dans les offres d’emploi selon le moteur de recherche Indeed. Les échanges contemporains témoignent ainsi de ce que le sociologue Baptiste Coulmont nomme une       « culture du tutoiement », vécue tantôt comme une intrusion dans la sphère de l’intime, tantôt comme le relâchement salvateur d’un formalisme langagier.

L’histoire parallèle du tutoiement et du vouvoiement remonte toutefois plus loin dans le temps, aux origines latines du français. En effet, si le tutoiement apparaît le premier, on date couramment l’apparition du vouvoiement du IVe siècle, lors de la division de l’Empire romain en Empires d’Orient et d’Occident, tous deux gouvernés par un « Auguste » aidé d’un                « César ». Prenant la parole au nom des trois autres souverains, chacun employait la première personne du pluriel à laquelle répondait logiquement une deuxième personne du pluriel : le vouvoiement était né.

Il faut cependant attendre le Xe siècle pour trouver les pronoms tu et vous dans leur orthographe actuelle, le XIVe siècle pour le verbe dérivé « tutoyer », et le XIXe pour le verbe      « vouvoyer » longtemps en concurrence avec « voutoyer » et « voussoyer ». Cette hésitation a donné naissance à deux substantifs toujours en usage : le « voussoiement », vieilli et peu employé, et le « vouvoiement », plus courant en dépit de son infidélité à l’étymon, comme l’indique le Littré : « On a dit “vouvoyer” mais le mot est mal formé ; “vous” ne peut amener la syllabe “voy”, tandis que “tutoyer” est fait de “tu” et “toi” ».

Refus de l’ordre sociétal

En dépit de ces hésitations de dénomination, les pronoms tu et vous admettent d’emblée des significations claires qui ont toujours cours : le premier indique une relation de proximité et de familiarité, tandis que le second marque une politesse respectueuse de la hiérarchie sociale. C’est pourquoi les partisans de la Révolution française ont témoigné d’une franche hostilité envers le vouvoiement, considéré comme une pratique langagière entérinant l’ordre inégalitaire de l’Ancien Régime. Le décret sur le tutoiement obligatoire est ainsi publié le 8 novembre 1793 : le vous qui incarne les « vieilles traces des distinctions et de la féodalité » doit être aboli, tout comme les appellatifs « monsieur » et « madame », supplantés par « citoyen » et « citoyenne ». Le tutoiement universel se brise toutefois contre la réalité des usages : la mesure n’est pas adoptée et le vouvoiement regagne les bancs des institutions.

Mais c’est après Mai 68 que l’usage du tutoiement s’amplifie de manière notable. En effet, on imagine malaisément les revendications et les devises du mouvement antiautoritaire déclinées au « vous », tel le célèbre « Sois jeune et tais-toi ! ». Refus de l’ordre sociétal et rejet du vouvoiement sont allés une fois encore de pair, infusant durablement les pratiques langagières. Selon le sociologue Jean-Pierre Le Goff, interrogé par La Croix, le tutoiement s’est généralisé dans les années 1970 selon une double dynamique : d’une part, une « évolution sociétale post-soixante-huitarde » aspirant à davantage de liberté, et, d’autre part, l’influence d’un « mode de management d’entreprise inspiré du monde anglo-saxon où tous les salariés sont mis sur le même plan d’implication », du moins en apparence.

Brume pronominale

A l’aune de ces revendications politiques et de l’influence du « you » anglais, le « vous » s’est donc raréfié au cours des dernières décennies face au tu, dans une injonction à une familiarité aussi ostentatoire que feinte pour certains.

Dans La Plaisanterie, le personnage de Milan Kundera, Ludvik, déclare ainsi : « J’avoue ressentir une aversion pour le tutoiement ; à l’origine, il doit traduire une intimité confiante, mais si les gens qui se tutoient ne sont pas intimes, il prend subitement une signification opposée (…) de sorte que le monde où le tutoiement est d’usage commun n’est pas un monde d’amitié générale, mais un monde d’irrespect général. » Plus récemment, Frédéric Vitoux de l’Académie française tonne dans son « Eloge du vouvoiement » que « le “tutoielitarisme” est un totalitarisme » et que le « tu » « uniformise le langage et les rapports entre les individus ».

Cependant, à rebours d’un tutoiement devenu systématique et de rapports rendus univoques, dans la pratique, on hésite encore bien souvent entre le vous et le tu, jusqu’à employer des trésors d’évitement. Or, cette brume pronominale existait déjà en ancien français, où une même phrase pouvait mêler vouvoiement et tutoiement. Dans le manuel du XIVe siècle Manière de langage qui enseigne à parler et à écrire le français, on lit ainsi :              « Oustez la table et va-t-en seller mes chevalx. »

Finalement, face à un vous ou un tu impromptu, le tout est peut-être d’avoir le choix, y compris d’un tutoiement immédiat, tels Thérèse et Laurent dans Thérèse Raquin, d’Emile Zola : « A leur première entrevue, ils se tutoyèrent, ils s’embrassèrent, sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité eût daté de plusieurs années. »

Le Monde, Clara Cini, 19/04/2023