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C’est la future star de la transition écologique !

Derrière les cèpes, chanterelles ou girolles se cache un monde invisible dont l’influence dépasse largement la sphère de l’alimentation. On mise sur son utilisation dans la santé mais aussi les biostimulants, les biocarburants, voire les biomatériaux.

« Cueillir un cèpe avec délicatesse me procure toujours un plaisir indéfinissable. D’abord, je dégage avec d’infinies précautions le sable à la base du pied afin d’apercevoir la profusion de feutrage mycélien blanchâtre sur lequel repose le champignon. Puis d’un souple mouvement tournant, je dépose le petit joyau dans le creux de ma paume, je coupe la base du pied réticulé plein de terre et je brosse délicatement le chapeau duveteux avant de le déposer dans mon panier en osier. » Microbiologiste, directeur de recherche émérite à l’INRAE de Nancy, Francis Martin n’a pas son pareil pour décrire l’excitation qui le gagne dès qu’apparaissent à l’automne les premiers champignons en forêt.

Le délice que lui procure leur cueillette

Un plaisir simple qu’il partage avec des dizaines de milliers de Français. Même si dans son cas, l’émotion ressentie se pare du regard du scientifique. « Je ne peux m’empêcher de visualiser le réseau de filaments entrelacés aux racines de l’arbre, cette sorte d’Internet souterrain qui forme l’essentiel du corps végétatif du champignon. Et de me représenter les flux de nutriments échangés qui transitent dans ces hyphes bien plus fins qu’un cheveu ».

Car derrière les cèpes, les chanterelles et autres girolles qui font le bonheur de nos papilles, se cache un monde invisible que peu de gens imaginent. Et, au-delà des seuls champignons comestibles, tout un règne du vivant encore plus vaste que celui des plantes ou des animaux.

Des organismes géants

Un univers bien à part dont, le biologiste Merlin Sheldrake souligne dans son best-seller Le Monde caché « on commence à peine à comprendre la complexité et le degré de sophistication »,

Ce qu’on appelle communément « champignons » ne sont en fait que les organes reproducteurs chargés de disperser les spores d’une entité filamentaire bien plus étendue mais invisible : le mycélium.

Les biens faits des cèpes

Un cèpe peut couvrir avec ses hyphes une centaine de mètres carrés et donner des dizaines de fructifications. Cette profusion filamentaire s’explique par l’incapacité des champignons de synthétiser la lumière pour se nourrir. « Ils sont obligés de s’alimenter aux dépens d’un autre organisme », indique Francis Martin qui a passé sa vie à les étudier.

Ils ont donc noué depuis la nuit des temps une alliance stratégique avec toutes les plantes de la planète. Les filaments de mycélium se greffent sur leurs radicelles comme une sorte de manchon, allant parfois jusqu’à rentrer dans leurs cellules. Et prolongent ainsi considérablement leur réseau de racines. Un phénomène appelé « mycorhization ». En échange des éléments minéraux qu’ils pompent du sol et transmettent à leur hôte, celui-ci leur fournit des sucres produits par la photosynthèse.

Un parfait exemple d’interdépendance symbiotique qui a façonné notre monde. Pierre-Marc Delaux, un autre spécialiste de la discipline, chercheur à Toulouse III nous rappelle « Ce sont les champignons qui ont permis aux algues dépourvues de racines de coloniser les sols il y a plus de 400 millions d’années »

Moisissures du fromage

De même, tous les champignons ne fondent pas leur survie sur la mycorhization. Beaucoup ont appris à se nourrir sur d’autres substrats. Ainsi les spécimens de la famille des saprotrophes qui, grâce à leurs enzymes savent décomposer la lignine et la cellulose des arbres, prospèrent notamment sur des troncs morts ou toute autre biomasse. Sans eux, les forêts et les champs seraient recouverts de biodéchets et les sols ne pourraient se régénérer.

On compte d’ailleurs parmi cette famille d’excellents spécimens comestibles comme les pleurotes ou les shiitakés.

Et que dire des moisissures, qui ont notamment appris à transformer les graisses du fromage et donnent du goût à nos roqueforts ou nos camemberts ! Ou encore des levures sans lesquelles on n’aurait pas de pain, de bière ni de vin. « Même s’ils sont restés très longtemps sans comprendre comment ils agissaient, les hommes ont appris très tôt à domestiquer ces organismes », précise la chercheuse Tatiana Giraud, de l’université Paris-Saclay.

Bénéfices pour la santé

Mais depuis peu, beaucoup de petites entreprises sont bien décidées à changer la donne en ouvrant un nouveau champ des possibles. Certaines pistes explorées ont des origines lointaines. C’est le cas notamment des bénéfices des champignons pour la santé. Voilà en effet près de trois millénaires qu’en Asie ils font partie de la pharmacopée traditionnelle. En Occident, l’intérêt s’est développé beaucoup plus tard grâce notamment à Alexander Fleming qui a isolé en 1928 la pénicilline à partir d’un champignon. Et donné ainsi naissance au premier antibiotique.

Fondatrice d’Hifas da Terra, la biologiste espagnole Catalina Fernandez voudrait désormais généraliser leur utilisation à notre quotidien. « Nos produits ne sont pas à proprement parler des médicaments, ils contribuent à orchestrer le bon fonctionnement du système immunitaire, digestif et nerveux », relève cette entrepreneuse, fille d’un chercheur mycologue. Elle a d’ailleurs installé son entreprise dans l’ancien domaine familial entouré de forêt en Galice, où elle cultive et transforme ses produits réalisés à partir d’une douzaine de champignons comme le reishi, le shiitaké, le maitaké, ou le cordiceps. Chaque année, ses équipes partent aux quatre coins du monde pour ramener et étudier de nouvelles souches.

Dépollution des sols

Tout autant que celui de la dépollution des sols auquel s’attaque une autre jeune pousse française, Yphen. Les hydrocarbures comptent parmi les matières dont certains champignons comme le pleurote raffolent et qu’ils parviennent à dégrader grâce à leurs enzymes. Restait le défi technique : produire de l’inoculum concentré en grande quantité et le conditionner sans qu’il perde son efficacité.

Yphen y est parvenu en enrobant les spores dans des petites coques d’algues qui garantissent une meilleure conservation. L’entreprise travaille sur plusieurs chantiers tests avec notamment le Groupe Colas pour dépolluer la terre d’excavation via ce process dit de        « mycoremédiation ». « Aujourd’hui, on sait produire quelques mètres cubes d’inoculum par mois, observe le président fondateur Gil Burban. Mais pour changer d’échelle, nous prévoyons de lever entre 5 et 10 millions d’euros dans le courant de l’année prochaine. »

S’ils dégradent les hydrocarbures, les champignons peuvent aussi contribuer à fabriquer des biocarburants. L’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (Ifpen) en a fait l’une de ses pistes de diversification. Après dix ans de recherche avec onze autres partenaires, l’entreprise publique a mis au point en 2018 un procédé pour produire du bioéthanol à partir de déchets de biomasse.

La piste des nouveaux matériaux à base de champignons apparaît tout aussi prometteuse. Il s’agit d’exploiter la capacité de croissance du mycélium, dont l’enveloppe est constituée de chitine, une substance organique que l’on retrouve notamment dans la carapace des insectes et qui a des propriétés similaires à la cellulose. En mélangeant au sein d’un moule de la sciure de biomasse de type déchets agricoles avec des spores de champignons on peut donc faire pousser un matériau biosourcé compact et compostable qui peut prendre toutes les formes. Le tout en seulement quelques jours et pratiquement sans dépenses d’énergie.

Pionnière sur ce marché, la société américaine Ecovative fondée en 2007 par deux étudiants du Rensselaer Polytechnic Institute de New York a d’abord cherché à creuser le filon des emballages, faisant même quelques « coups » d’éclat avec Ikea ou Dell.

Et si l’on construisait demain des maisons en champignons

Les coûts de productions restent encore très supérieurs à ceux du polystyrène pour espérer viser le mass market. Ce qui a poussé l’entreprise à se diversifier. En France, un ex-patron de PME parti en retraite anticipée a repris le flambeau. Mais en changeant d’approche. « Il faut cibler des produits à plus forte valeur ajoutée comme les grands vins ou les parfums qui peuvent supporter des coûts plus élevés et mettre en avant les qualités écologiques du matériau », défend Rémi Laurant, fondateur d’Embellium.

L’entreprise, qui a pour l’instant une capacité de production de quelques milliers de pièces par mois, est en train de mener des tests avec différents clients. Avant de changer d’échelle, si tout va bien, l’année prochaine.

Cuirs alternatifs

Le même procédé de fabrication à base de mycélium peut être appliqué à d’autres matériaux alternatifs comme les parpaings. Va-t-on construire demain des maisons en champignons ? Même si la Nasa n’exclut pas d’avoir recours à ce mode de fabrication pour ses futures stations spatiales, le marché ne semble pas encore mûr. En revanche, celui du cuir de champignon est prêt à prendre son envol. L’entreprise californienne Bolt Threads est aux avant-postes. Elle n’a pas hésité à reprendre la technologie d’Ecovative, qui s’est depuis repositionné dans la vente de licences pour sa plate-forme de fabrication de mycélium baptisée Mycoflex.

Mylo, le cuir alternatif de Bolt Threads a déjà réussi à intéresser des marques comme Stella McCartney, Adidas et Lululemon. Une autre société américaine, MycoWorks, est aussi sur les rangs. Après avoir développé le premier sac en cuir de champignons avec Hermès, elle a annoncé en début d’année avoir levé 126 millions pour mettre sur pied une usine de production.

Dotée de moins de moyens, la petite entreprise française Fungus Sapiens entend tout de même jouer les trouble-fêtes. « J’ai pris du temps pour développer une banque très étendue de près de 10.000 souches de champignons », fait valoir sa fondatrice d’origine mexicaine, Mariana Dominguez Penalva. « À l’inverse de ceux utilisés par mes concurrents qui ont été modifiés génétiquement pour les rendre plus performants, j’ai sélectionné des spécimens qui le sont déjà naturellement. » Comme ses collègues, l’entrepreneuse est en phase de tests avec plusieurs clients. L’année prochaine sera décisive. Mais Mariana Dominguez Penalva n’est pas trop inquiète. Elle est convaincue que les champignons face auxquels elle se dit        « remplie d’admiration et d’humilité » vont finir par occuper une place beaucoup plus importante dans nos vies.

Certains, comme la réalisatrice suisse Marion Neumann auteur du film documentaire The Mushroom Speaks, pensent d’ailleurs qu’ils pourraient nous aider à adopter un mode de vie plus écoresponsable. Et même contribuer à guérir la planète. Ils l’ont déjà fait par le passé, après les grandes extinctions qui ont ponctué notre histoire. De fait, le premier organisme vivant à renaître à Tchernobyl après le désastre était un champignon.

Les Echos, Stefano Lupieri, 27 septembre 2022