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À la table de l’élite mais pas que !

Réunissant grands patrons, hauts fonctionnaires et personnalités médiatiques, les confréries qui défendent un art de vivre à la française, souvent discrètes, cultivent une entraide pas toujours désintéressée.

Ils se présentent comme de simples associations de bons vivants. Mais la réalité est beaucoup moins anodine dans un pays où l’on a pris l’habitude de régler les grandes affaires nationales à table. L’un d’entre eux domine le panorama depuis cent-vingt ans.

« Sans aucun doute, le Club des Cent est le plus influent dans le monde de la gastronomie, après le directeur du Guide Michelin lui-même », juge Alain Bauer, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et auteur de Confessions gastronomiques              (éd. Fayard).

Ce cercle très discret, dont le siège est à deux pas du palais de l’Elysée, compte 100 membres, tous pourvus d’un numéro de 1 à 100. Quand l’un d’eux décède, les suivants avancent d’un numéro et un nouveau, qui attendait son tour avec le grade de stagiaire, fait son entrée. Les membres, rarement de grands experts culinaires, se retrouvent tous les jeudis pour déjeuner et six fois par an pour des agapes dans un restaurant prestigieux, privatisé pour l’occasion et qui consent des tarifs d’amis (180 euros pour un 3*). La moyenne d’âge est élevée mais la compagnie présidée par le négociant bourguignon Pierre-Henri Gagey (Maison Louis Jadot) essaie de rajeunir ses effectifs et vient d’admettre Alexandre Arnault, 30 ans, directeur exécutif de Tiffany & Co. (Groupe LVMH, actionnaire de Challenges).

Il côtoie une assemblée de grands patrons et financiers chenus tels que Claude Bébéar, Martin Bouygues, Jean-Marie Messier, Daniel Bouton, Patrick Sayer, Bruno Roger, Lionel Zinsou, Robert Peugeot, le regretté Gérard Pélisson, qui avait d’abord été blacklisté par un membre plus ancien, et des experts et personnalités plus médiatiques, comme Philippe Bouvard, Erik Orsenna, Pierre Arditi, Guillaume Gallienne, Laurent Stocker ou David Khayat. Le comédien François-Xavier Demaison est en cours d’admission. Les chefs Alain Ducasse, Christian le Squer, Bernard Pacaud, Jean-Pierre Vigato et l’ancien Premier ministre Jean­Pierre Raffarin sont membres d’honneur.

Les discussions ne se limitent pas à la bonne chère. C’est au Club des Cent que fut décidée l’éviction de Jean-Marie Messier de Vivendi en 2002 et son remplacement par Jean-René Fourtou. Les épouses, réunies dans leur propre club « Les Femmes savantes et gourmandes », créé à l’initiative de Nicole Bouton, sont bienvenues une fois par an pour un très grand repas, souvent chez Ledoyen, et pour les voyages. Le prochain est à New York.

Temple de la masculinité

« Nous sommes une assemblée un peu plus littéraire, un peu moins affairiste », assure l’historien Dominique de Lastours, secrétaire perpétuel de L’Académie des psychologues du goût, créée en 1922 par Curnonsky (1872-1956), homme de lettres connu comme le « prince des gastronomes ». Les 40 membres, tous masculins, sont issus de vieilles lignées d’aristocrates, d’héritiers argentés, d’ambassadeurs et d’historiens tels Jean Tulard et Jean des Cars. Ils se réunissent pour des repas appelés « séances de travail », organisés par les nouveaux admis. A moins d’être une altesse royale, on est prié d’oublier ses titres et décorations car le plan de table serait un casse-tête. On y croise peu de grands patrons, hormis Albert Frère (décédé en 2018) et Henri de Castries (membre libre), mais beaucoup de diplomates et de hauts fonctionnaires (Yves-Thibaud de Silguy).

Ici aussi, l’influence est réelle et a pu aider à hisser le repas français et autres trésors tricolores au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais personne ne s’en vantera. D’autres confréries, moins discrètes, jouent sur le folklore et la convivialité, avec des intentions clairement commerciales, comme les vignerons bordelais qui n’hésitent pas à se costumer pour fêter leurs vins et introniser des personnalités. « Nous réunissons l’ensemble des producteurs du Médoc, des Graves, Sauternes et Barsac, ainsi que les courtiers et négociants bordelais », explique Emmanuel Cruse, Grand Maître de la Commanderie du Bontemps. Ses membres s’appellent Bernard Magrez, Michel Reybier, Pierre Castel, Jacky Lorenzetti, Ariane et Eric de Rothschild, Martin Bouygues et François Pinault, notamment. Il ne s’agit pas vraiment d’une assemblée de petits producteurs.

Pour le dîner annuel, en février dernier, le Bontemps a réuni 500 invités au château de Versailles, dont l’ancien président François Hollande à la table du Grand Maître. Ce dernier confie : « Il serait prétentieux de parler d’influence politique, mais nous avons intronisé suffisamment de personnalités pour pouvoir faire passer des messages ».

Conflits d’intérêts

De l’autre côté de la Garonne, à Saint-Emilion, la Jurade joue le même jeu, au risque de s’y brûler les ailes lorsque la vraie justice regarde les conflits d’intérêts de cette sympathique juridiction de pacotille. « Nous ne nous interdisons jamais d’évoquer des sujets qui peuvent aider nos entreprises, à condition de respecter notre éthique et la législation», explique Nicole Pinel, fondatrice du Club de fumeuses de cigares Divas et Puros. Cette dynamique cheffe d’entreprise dans le secteur de l’événementiel est membre d’une dizaine de clubs et ne rate jamais la Nuit annuelle de L’Amateur de cigare organisée à Paris par la revue du même nom. Très soucieux de ne pas être accusés de prosélytisme, ce qui les ferait tomber sous le coup de la loi, les organisateurs n’acceptent que des fumeurs avertis (NDLR, sans oublier CACI, le cub des amateurs de cigares de l’immobilier qui se tient tous les mois). Mais l’événement est aussi l’occasion pour les participants de nouer des contacts de haut-niveau : on y voit des fonctionnaires et industriels deviser en toute confiance avec des journalistes. L’expression d’un monde presque parfait.

Le club de fumeuses de cigares sur la Guêpe Buissonnière

Challenges, Jean-François Arnaud, 13 avril 2023.