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Une vallée en Ardèche anticipe les étés caniculaires

Les petites retenues pour l’irrigation se sont multipliées dans le bassin du Doux. Perçues comme une solution face aux sécheresses, elles affectent le débit et la biodiversité de la rivière.

La vue est belle, depuis les collines de la vallée du Doux, en Ardèche : vergers de cerisiers et d’abricotiers, prairies et champs de blé forment un entrelacs de petites parcelles ponctué de haies et de bosquets. Au milieu de ce paysage mosaïque, on devine, à la verdure qui les entoure, les « lacs », ces retenues pour l’irrigation, nichés dans chaque creux du relief.

Renaud Dumas, technicien au Syndicat mixte du bassin-versant du Doux, les repère en un clin d’œil, à force de sillonner le territoire à leur recherche : « Il y en a deux ici, sur ce petit cours d’eau… Une autre derrière les arbres, alimentée par le ruissellement des eaux de pluie. Et celle-ci capte l’eau de la source, désigne-t-il. Dans ce secteur, on en dénombre presque cinq au kilomètre carré. »

Une pompe a été installée sur une retenue d’eau appartenant à Sylvain Bertrand, agriculteur. L’eau est acheminée vers les champs et surfaces de cultures. Le Doux est alimenté par les ruissèlements des eaux de pluie provenant des plateaux et des moyennes vallées, en Ardèche.  Récemment, le syndicat du Doux a fait les comptes : plus de 950 retenues parsèment cette vallée du Nord-Ardèche. Ici, pas de « méga-bassines », ces gigantesques retenues qui se multiplient en Poitou-Charentes. Pas de grandes monocultures de maïs, ni de conflit ouvert. Plutôt des petites exploitations diversifiées, en élevage et en arboriculture, et leurs retenues individuelles.

Malgré tout, cette profusion de petits étangs artificiels a des conséquences certaines sur le bassin-versant du Doux, classé en déficit structurel en eau depuis 1995. « La plupart de ces retenues captent les sources et les petits cours d’eau, et c’est un manque à gagner pour la rivière », pointe le technicien.

Avec le changement climatique, cet impact vient s’additionner aux effets des sécheresses et des pics de chaleur de plus en plus intenses – et particulièrement précoces cette année. Plus bas dans la vallée, le Doux s’écoule au fond de petites gorges sauvages. Ses eaux sont brunes et laissent à découvert les pierres polies par le courant. « D’habitude, on ne le voit pas aussi bas avant le mois d’août », observe M. Dumas.

Cas d’école de la « maladaptation »

Dans la vallée du Doux, les nappes sont rares, et les sols, peu profonds, ne retiennent guère l’eau. L’irrigation comme les économies d’eau ont toujours été une nécessité. A partir des années 1960, les retenues se sont multipliées, avec le développement des fruits et du maïs.

Aujourd’hui, la vallée du Doux, située en limite de climat méditerranéen, est frappée de plein fouet par le réchauffement climatique. L’été, l’eau se fait de plus en plus rare. Pour préserver les milieux aquatiques, les restrictions à l’irrigation se succèdent, presque chaque année, depuis la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006.

Face à ces contraintes, les retenues sont apparues, plus que jamais, comme la solution pour sécuriser les exploitations agricoles. Une solution soutenue par le gouvernement, et, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, par un programme d’aide à la création de plus de cent retenues collinaires (alimentées par ruissellement) – l’Ardèche est le département qui en bénéficiera le plus.

Solution d’avenir pour les uns, cas d’école de la « maladaptation » au changement climatique pour les autres… Dans la vallée du Doux, la multiplication des retenues individuelles affecte en tout cas les écosystèmes. Nombre d’entre elles ne sont pas aux normes et, creusées directement sur une source ou en barrage d’un cours d’eau, parfois sans restituer aucun débit en aval, leur impact est maximal. Sans compter qu’un tiers de ces retenues sont à l’abandon, mais continuent de capter de l’eau.

« Un chantier de plusieurs décennies »

« Dans les sous-bassins du Duzon et de la Daronne [deux affluents du Doux], là où il y a le plus de retenues, il y a des assèchements réguliers. Quand il y a rupture d’écoulement, c’est une catastrophe écologique pour les poissons, les invertébrés et tous les organismes aquatiques », dénonce Vincent Peyronnet, chargé de mission à la Fédération de l’Ardèche pour la pêche. Pour lui, l’agonie de la rivière se mesure à l’aune de la disparition des espèces autochtones. Sur le Duzon, il n’y a plus de truites, plus de barbeaux méridionaux, plus d’écrevisses à pied blanc… Tout a disparu.

A la place, d’autres espèces font leur apparition, comme le carcassin, un poisson de la famille des carpes qui aime les lacs et les faibles courants. « Il retrouve son milieu dans les retenues », note M. Peyronnet. Des espèces exotiques envahissantes prospèrent également : écrevisse américaine, perche soleil… « On a un faisceau d’indices qui permettent de dire qu’elles viennent des retenues. Certains y relâchent des poissons ou des écrevisses pour pêcher », avance-t-il.

Les retenues ont également pour effet de réchauffer l’eau, et donc d’augmenter son évaporation. A l’automne, elles sont suspectées de retarder la réalimentation des rivières par les premières pluies. « Elles peuvent atténuer les petites crues régulières, qui décolmatent et modèlent le fond des rivières, note aussi Claire Magand, de l’Office français de la biodiversité. Leur impact en dehors de la période estivale est encore peu étudié. »

« Les retenues ne feront pas tout », estime de son côté David Loupiac, de la Confédération paysanne. « Oui, il faut de l’eau pour faire pousser les fruits et les légumes. Mais il faut aussi une irrigation la plus économe possible et une agriculture plus résiliente : des exploitations diversifiées, un sol moins travaillé, couvert et riche en matière organique pour mieux retenir l’eau, des variétés plus précoces… », énumère-t-il.

Le Monde, Angela Bolis, 20 juin 2022