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Toutes griffes dehors !

D’une longueur extravagante, audacieusement taillés, artistiquement peints ou ornés : place aux ongles stilettos ! Cette forme du nail art, plébiscitée par les réseaux sociaux, symbolise pour la génération Z l‘empowerement féminin.

Les mains mentent rarement. Elles nous racontent, nous présentent et expriment mille choses. Dans l’Égypte ancienne, des reines comme Néfertiti et Cléopâtre se teignaient les ongles au henné pour exercer un attrait sexuel et signifier la fertilité. En Chine, vers 3000 avant J. -C., les premiers vernis à ongles étaient portés comme un indicateur de classe – les échelons supérieurs de la société peignaient leurs ongles en rouge, les autres étant limités à des couleurs pâles. À peu près à la même époque, les Babyloniens exhibaient des ongles de 15 cm de long peints de khôl pour impressionner l’ennemi avant une bataille.

Quelques millénaires plus tard, le nail art s’impose autour de nous presque comme une peinture de guerre, au bout des doigts de la génération Z. En selfie sur Instagram, dans la rue ou dans les diners en ville, on observe une curieuse tendance : des ongles excessivement longs, carrés ou pointus, à la forme agressive et audacieuse qui ne passe pas inaperçue. Les stylistes des ongles les appellent les stilettos, et ils portent bien leur nom. La chanteuse américaine Beyoncé s’affiche régulièrement avec des ongles rouge vif taillés en pointe comme les talons de ses escarpins … Une ultra féminité foncièrement aiguisée.

La fierté haut la main

Ces extensions reflètent un style imprégné de l’esthétique noire de la soul et du rap. « J’ai découvert les premiers instituts de nail art à Londres », raconte l’entrepreneure beauté Sharmadean Reid, qui a lancé un nail bar avant-gardiste dans l’Est londonien en 2009, le WAH. « La première chose que j’ai remarquée, ce sont ces ongles longs et bling-bling que je savais être l’apanage des stars du rap, comme Missy Elliott et Lil’Kim, et d’autres femmes jamaïcaines que je voyais dans les rues de Brixton. J’ai éprouvé une certaine stupéfaction en prenant conscience qu’une tendance parfois jugée « ghetto » et peu raffinée lorsqu’elle était portée par des femmes noires devenait consensuelle sur des femmes blanches. Mais l’essentiel, c’est que la mode nous réunisse toutes, sans oublier sa genèse. »

De Donyale Luna, la première femme de couleur à figurer en couverture de Vogue, à Janet Jackson, dans la vidéo futuriste What’s it Gonna Be ?, de Busta Rhymes, les artistes afro-américaines ont été à la tête de l’ émergence culturelle du nail art. « Ornées de bijoux flamboyants et outranciers, elles ont contribué à créer un look qui exprimait la rébellion des femmes noires contre l’injonction de se tenir à l’écart de la célébrité », décrypte la reine de la néosoul, Erykah Badu, qui a élevé au rang d’art les ongles en forme de griffe. Dès les années 1990, la chanteuse en a fait un vecteur de codes sociaux et a introduit une tendance – les ornements pour ongles – qui fait fureur aujourd’hui. Dans ses clips, la diva affichait des stilettos parés d’incrustations de pierres ou rehaussés de bijoux. « J’habille mes ongles, j’y fais dessiner des graphismes inspirés de chakras, ou des lettres qui, chacune sur un doigt, forment des mots et des messages comme « Black » ou « Pride ». »

Voyage au bout des doigts

Aujourd’hui, l’ongle extrême est devenu l’ultime détail pour montrer son audace et se différencier : couleurs pop, designs kitsch ou en 3D, créations d’orfèvres…, tout est permis. « Quand j’étais enfant, je regardais les femmes de la génération de ma mère porter des ongles longs, vernis. Elles étaient souvent oisives, obsédées par la peur que leur vernis s’écaille », témoigne la directrice artistique de Dior Joaillerie, Victoire de Castellane.

« Aujourd’hui, les filles qui jouent avec le nail art sont dynamiques et travaillent. Ce sont des antibourgeoises qui s’amusent à détourner les codes, à jouer la carte de l’ultra féminin. Ce qui m’amuse, c’est le décalage entre un bijou d’ongle exagéré, qui sonne presque faux, et un côté vestimentaire très cool et streetwear. Les femmes qui s’amusent le plus avec ces ongles-là ne sont pas celles qui les associent à un total look façon tapis rouge – talons hauts et robe bustier ». La créatrice met aussi en lumière l’inclinaison de l’ongle stiletto comme vecteur d’accès au monde virtuel : « C’est intéressant d’imaginer l’ongle comme une extension de soi, dit-elle. Je suis fascinée par cette génération qui vit une partie de sa vie sur Internet, s’illumine devant un NFT (œuvre d’art numérique, NDLR) et éprouve des sensations simplement en pianotant sur un clavier. J’adore ce bruit qu’on entend dans des vidéos virales sur les réseaux sociaux : des chuchotements, mais aussi des tapotements d’ongles sur un clavier, qui procurent une sensation de plaisir qu’on appelle ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response). Des ongles tranchants peuvent être alors vus comme un instrument de création sonore. Une forme d’expression ».


@khleopatre 

MADAME FIGARO, Paola Genone, 26 février 2022