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« Tout faire pour devenir plus beau et plus sexy »

Bombardés sur les réseaux d’images de corps parfaits et bodybuildés, les jeunes hommes s’adonnent à la musculation. Une nouvelle culture de masse. Jusqu’à l’excès ?

« Euh, j’ai un petit frère qui est très musclé, il fait 1,90 m pour 95 kg, normalement ce sont les dimensions d’un frigo, pas d’un petit frère.» Dans son premier sketch devenu culte, Je me suis fait racketter, l’humoriste Paul Mirabel, 27 ans, raconte comment lui-même s’est mis à la musculation pour ressembler à son cadet. C’est drôle, mais c’est surtout bien vu. Si vous avez dans votre entourage des garçons dont l’âge approche de la vingtaine, le phénomène n’a pas dû vous échapper. Leurs corps ont changé. De gringalet, les voilà devenus tout musclés, fier de montrer leurs nouveaux biscotos, ravis (pour certains) d’arborer leurs tablettes de chocolat sur leurs comptes Insta. Ils parlent de prise de masse sèche, de développé couché, ont doublé leurs rations de steak, et ne jurent plus que par la salle de sport. Pas d’inquiétude, tout est normal. Car leur nouvelle obsession est désormais de se sculpter un corps aussi parfait que celui des Grecs dans l’Antiquité.

C’est un fait avéré : la musculation assortie au fitness fait de plus en plus d’adeptes parmi les nouvelles générations. Le baromètre UCPA-Crédoc sur les loisirs sportifs en 2022 indique que non seulement 43 % des 16-25 ans la pratiquent, mais que cette dernière est aussi devenue leur sport favori. Sport ou exhibition ? Un peu des deux, car l’affichage d’abdos chez les ados est un vrai phénomène sur les réseaux sociaux.

L’effet confinement

Sur Instagram, le hashtag abs (abdos) affiche 47,9 millions de publications et les vidéos de six-pack (tablettes de chocolat) déferlent sur TikTok. Florent Williamson, 35 ans, est coach sportif au Fitness Park, cette enseigne de salle de sport, qui, en cassant les prix, a permis à des myriades d’étudiants de s’entraîner dans les 240 clubs présents en France. Il a vu venir et grandir le fit boy, ce garçon musclé qui prend soin de lui et poste son corps parfait sur les réseaux sociaux pour inspirer sa communauté. «Les physiques bodybuildés ont émergé sur Instagram vers 2017, puis tout s’est accéléré pendant le confinement, témoigne-t-il. La plupart des jeunes se sont mis à pratiquer la musculation chez eux et à partager leurs exercices sur les réseaux sociaux. On parlait aussi beaucoup de sport, de corps, de santé, pendant cette crise sanitaire, et la thématique est restée dans les esprits.» Depuis la musculation bat son plein, aussi bien dans les salles de sport qu’à l’extérieur, notamment dans les nombreux espaces sportifs édifiés depuis la fin du confinement, tel le jardin des Voltiges, dans le parc de la Villette, à Paris, devenu le paradis des amateurs de street workout (discipline mêlant gymnastique et musculation). Sans oublier tous les adeptes qui pratiquent à domicile.

Félix, 20 ans, étudiant en management du sport, préfère, lui, Dwayne Johnson, alias The Rock, ex-catcheur professionnel et star de la saga cinématographique Fast and Furious. Il aimerait aussi ressembler à Captain America. «On se compare beaucoup entre garçons, dès les cours de lycée. L’image idéale a toujours été celle du beau gosse musclé, aussi bien sur Instagram qu’au cinéma. Moi, j’étais un ado plutôt chétif, et je me sentais complexé par rapport aux copains. Quand je me suis mis à la musculation, cela m’a fait beaucoup de bien. J’ai aussi changé mon alimentation, et je prends des sachets de protéines. En un an, je suis passé de 55 à 80 kg. Psychologiquement je me sens beaucoup mieux.» Félix l’avoue, il lui arrive maintenant de se poster torse nu au bord de la piscine «un peu façon kéké», s’amuse-t-il. Et ses amis aussi n’hésitent pas à envoyer leurs photos après leur séance de sport, en version bien congestionnés dans le miroir.

Démarche esthétique, performance…

Fin 2022, le Fitness Park de Saint-Ouen a d’ailleurs inauguré un espace «posing» dédié à tous ces Narcisse du fitness. Une salle où les adhérents peuvent accrocher leur téléphone et se prendre en photo dans des miroirs spécialement orientés pour ces selfies d’un nouveau genre dédiés au corps. «Plus de 2/3 de nos adhérents, dont plus de 70 % ont entre 16 et 35 ans, sont des aficionados de la musculation, poursuit Florent Williamson. La plupart viennent s’entraîner dans les Fitness Park dans une démarche esthétique, d’autres vont privilégier la performance, et d’autres encore l’optique sport et santé inspirée du Crossfit, cette discipline très à la mode qui mêle haltérophilie, cardio et gym. Mais finalement, tous soulèvent des barres pour renvoyer une image positive d’eux-mêmes.»

«Révèle le Thor qui est en toi !», peut-on lire sur les posts des influenceurs du muscle. «Moi, je suis plutôt pudique, raconte Karim, 20 ans, étudiant aux Beaux-Arts, qui s’entraîne au moins trois fois par semaine dans Les Cercles de la forme, en focalisant sur un muscle à chaque séance (pectoraux, bras, dos ou épaules). Mais j’en vois beaucoup qui s’exhibent en slip moulant dans les vestiaires, se rhabillent lentement pour que les autres les regardent et se prennent en photo tout en contractant leurs muscles.» «C’est plutôt positif d’avoir des objectifs, plaide de son côté Esteban, et de suivre des influenceurs qui vous interpellent “Arrête de scroller, lève-toi et va faire des pompes”, ça rebooste le moral !»

La terrible exigence du miroir

«Avant, je les prenais un peu pour des bouffons tous ces jeunes qui partaient travailler leurs corps dans les clubs de sport, s’amuse, Tess, 24 ans. Mais j’ai changé d’avis. Maintenant, je vois chez eux une belle détermination mentale, de la rigueur, un dépassement de soi, un culte du corps qui n’est pas uniquement narcissique. Dans les générations précédentes, les hommes se préoccupaient plus de leurs carrières que de leurs corps. Aujourd’hui, ils prennent soin d’eux, se musclent, vont chez le barbier tous les deux jours faire leur contour, font attention à leur alimentation. Parfois même plus que nous. Finalement, ils se retrouvent aussi confrontés à des diktats physiques, les mêmes qui ont longtemps pesé sur nous, les filles. Tant mieux, car cela rééquilibre les rapports en quelque sorte.»

L’homme, nouvelle bimbo des temps modernes ? «Ils courent après les filles dans cette course à l’esthétique, en comprenant que la posture de virilité, avec un corps approximatif, ne suffit plus pour être désirable, analyse Abdu Gnaba, anthropologue et directeur de l’institut Sociolab. Eux aussi veulent arborer un beau ventre plat. Ils ne vont pas porter de cropped top, mais soulever leur tee-shirt pour le montrer. C’est une façon d’exprimer une beauté canonique qui répond à celle des filles.»

« Nous sommes dans une société où le grand miroir est, aujourd’hui, celui des réseaux sociaux, et il est d’une terrible exigence, analyse le psychologue Michaël Stora. Car ce travail de comparaison induit le fait qu’on ne sera jamais aussi beau et performant que les autres. Instagram ou TikTok ont remplacé le miroir maternel, cette première image dans laquelle on se voit en tant qu’être humain, et qui est souvent teinté d’une relation terriblement idéalisée. La seule différence, c’est que le miroir maternel est celui de l’amour, alors que celui des réseaux sociaux ne nous rassure pas toujours. Surtout à l’adolescence, où l’image de soi est fragile et en pleine construction. Alors, oui, la musculation a du bon, mais attention de ne pas la pratiquer à outrance, car on finit par être piégé par un soi idéalisé qu’on n’atteint jamais.» L’«haltère égo» a ses limites.

Madame Figaro, Marion Dupuis, 7 avril 2023