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Sur le marché de la beauté, la seringue fait de l’ombre au bistouri

La médecine esthétique, moins chère que la chirurgie et jugée plus douce par les patients, profite des innovations des laboratoires : Botox, fils tenseurs, acide hyaluronique… Son succès attise les convoitises, au point que les chirurgiens sont concurrencés par les dermatologues ou généralistes.

« Everyone is a masterpiece. » Chacun est un chef-d’œuvre. Ce mantra n’est pas le titre d’un ouvrage de développement personnel, ni celui d’une œuvre d’art œcuménique. C’est le slogan choisi par Ibsa Derma, la filiale d’une multinationale suisse de la pharmacie. Début juin, il s’affichait sur le mur immaculé d’un stand d’exposition, au Palais des congrès de la porte Maillot, à Paris. Ici, pendant trois jours, plus de 14 000 praticiens de la chirurgie et de la médecine esthétique, des industriels et des investisseurs aussi, venus de 121 pays, ont célébré leurs joyeuses retrouvailles après deux années de pandémie et de visioconférences.

Les invités de ce rendez-vous mondial baptisé Imcas (pour International Master Course on Aging Science) ont fêté l’explosion de la demande post-Covid-19, les dernières avancées des « sciences du vieillissement », les futurs produits miracles et les techniques de demain. Une super-toxine botulique pour un front ultralisse plus longtemps. Un procédé d’implantation de cheveux synthétiques pour vaincre la calvitie. Des appareils à ultrasons ou à ondes électromagnétiques pour un corps plus tonique et une peau plus ferme. En attendant le Graal de l’esthétique : la régénération des tissus par la magie des cellules souches multipotentes, promesse de jeunesse éternelle.

« Les meilleurs étudiants »

« Aujourd’hui, il faut faire partie des meilleurs étudiants en médecine pour obtenir un poste en chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique, son appellation officielle, car c’est très demandé », souligne le professeur Maurice Mimoun, chef de service à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, chaperon de la cinquantaine d’internes franciliens de cette discipline, « tous très brillants ». « Et la moitié sont des femmes », précise-t-il.

Une affaire rentable

Oren Marco assume sa double vie : plasticien discret à l’hôpital Saint-Louis deux jours par semaine, as du scalpel dans son cabinet aux allures de galerie d’art contemporain, près de la place de la Concorde, le reste du temps. Et il le fait savoir. Sur Instagram, l’avatar de ce professionnel respecté, Docteurbeauty, décrypte avec humour les tendances esthétiques de l’époque, tout en abreuvant ses 54 600 abonnés de photos de lui façon agent 007, lunettes noires et seringue dressée entre deux doigts, barbotant dans une eau ou riant aux éclats.

Adel Louafi, lui, est « libéral à 100 % ». Le jeune président du Syndicat national de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique s’est pris de passion pour cette discipline lors d’un stage à l’hôpital parisien Saint-Vincent-de-Paul, aujourd’hui fermé. « J’ai trouvé magique de pouvoir corriger des malformations sur des bébés », se souvient-il.

Aujourd’hui, il possède un cabinet cinq étoiles dans le 16e arrondissement de la capitale et opère dans une clinique privée de Boulogne-Billancourt.

La chirurgie esthétique est une affaire rentable, même si les tarifs varient fortement d’un praticien et d’une ville à l’autre. Il faut compter au moins 5 000 euros pour un lifting du visage, 4 000 euros pour une augmentation mammaire, 3 500 euros pour un remodelage du nez et 3 000 euros pour un rajeunissement des paupières. Des sommes intégralement payées par le patient, puisque la Sécurité sociale rembourse très peu d’actes de chirurgie esthétique : la correction des becs-de-lièvre ou des oreilles décollées, certaines nymphoplasties ou les réductions mammaires d’au moins 300 grammes, voire les rhinoplasties en cas de difficulté respiratoire.

Pectoraux de tennisman

Les spécialistes de l’esthétique chirurgicale sont tenus d’afficher les prix de leurs interventions.

À chaque besoin son implant : pour augmenter le volume de ses fessiers, arborer des pectoraux de tennisman ou des mollets de cycliste, accentuer son menton ou ses pommettes. « Pas un centimètre carré du corps n’échappe aujourd’hui à la chirurgie esthétique », relève la sociologue Anne Gotman, autrice de L’Identité au scalpel (Liber, 2016).

Les interventions préférées des Français ? Mystère, faute de statistiques. Chez les femmes, les augmentations mammaires (18,3 % du total des interventions effectuées) devancent la liposuccion (14,9 %) et la chirurgie des paupières (11 %). Le trio gagnant est un peu différent chez les hommes : les paupières (18,6 %) d’abord, puis la liposuccion (16,2 %) et la correction de la gynécomastie, c’est-à-dire l’ablation des glandes mammaires (15,2 %). Ces pourcentages modestes confirment la diversité croissante des interventions sur tout le corps.

Techniques douces

Les précurseurs de ces techniques douces tâtonnent. Longtemps, leurs seules armes seront les peelings chimiques du visage, les lasers dépilatoires ou anticellulite, les injections de silicone dans le visage et la mésothérapie, qui permet d’introduire directement sous la peau des substances censées combattre la cellulite ou revitaliser l’épiderme, dont les extraits placentaires de veau, interdits à la suite de la maladie de la vache folle qui tétanise l’Europe dans les années 1990.

Remède miracle

Trois nouvelles armes antirides, toujours en vogue, vont enrichir l’arsenal des généralistes et des dermatologues. Et bouleverser la planète beauté. La première s’appelle toxine botulique.

Côté pile, c’est un poison aux propriétés neurotoxiques terrifiantes. Côté face, elle entre, à très faible dose, dans la composition de médicaments très utiles en ophtalmologie et en neurologie. En 1982, une ophtalmologue canadienne, Jean Carruthers, remarque que l’un de ses patients, dont elle a traité les contractions involontaires de la paupière, n’a plus de ride de la patte d’oie, au coin de l’œil. Un vrai jackpot pour le laboratoire Allergan, qui rachète neuf ans plus tard ce remède miracle à son inventeur, Alan Scott, un ophtalmologue californien, pour la modique somme de 3 millions d’euros.

Deuxième molécule magique importée des Etats-Unis : l’acide hyaluronique ou « AH ». La formule chimique, C14H21NO11, est découverte en 1934 dans l’humeur vitrée de l’œil de bœuf par deux chercheurs de l’université Columbia, à New York. Son pouvoir de rétention d’eau et sa capacité à stimuler la synthèse du collagène, garant de l’élasticité de la peau, fascinent les experts de l’esthétique.

L’ « AH », auquel la FDA a donné sa bénédiction en 2003, est parfait pour « repulper » les joues et atténuer les rides.

Troisième et dernière innovation, qui ne fait pas l’unanimité celle-là : les fils tenseurs permanents ou résorbables implantés sous la peau qui retendent les tissus, corrigeant l’affaissement des joues, effaçant les sillons nasogéniens et redonnant son ovale au visage.

Machines coûteuses

Depuis quelques années, de nouvelles machines ont fait irruption dans les cabinets des médecins comme dans ceux des chirurgiens esthétiques. Le Coolsculpting combat les graisses par la technique de la cryolipolyse, c’est-à-dire par le froid. EMSculpt promet, grâce aux ondes électromagnétiques, des abdominaux, des fessiers ou des bras en béton armé sans remuer un orteil. L’Ulthera lifte visage, cou et décolleté avec ses ultrasons. La promesse est toujours la même : une silhouette affinée, une peau lissée, des muscles mieux dessinés. Sans opération.

Et ce n’est pas fini. « On travaille sur un appareil qui utilise une technologie fondée sur la chaleur pour combattre la cellulite », confie Francis Lemoine, d’Allergan. Un sacré investissement pour les professionnels, car ces machines coûtent cher. De 40 000 à plus de 80 000 euros pièce. Les patients, friands de techniques toujours moins invasives, en redemandent. « Le marché de l’insatisfaction progresse à une allure folle, juge la sociologue Anne Gotman.

Rendez-vous compte : 70 % des gens souhaiteraient corriger leur corps… »

Le Monde, Anne Vidalie, 12 juillet 2022