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Quand on est riche, se faire passer pour pauvre serait devenu un hobby… de mauvais goût

En période de grandes inégalités sociales, les riches ont tendance à imiter les tenues vestimentaires des pauvres afin de se fondre dans la masse. Vraiment ?

Pendant que certains sont fascinés par l’esthétique old money (littéralement « vieil argent », celui que l’on se transmet dans la famille depuis des générations) et font tout pour tenter d’en reproduire les codes (#LookingExpensive), d’autres embrassent la tendance inverse. Pour éviter de ressembler à un riche qu’il faudrait « manger » (#EatTheRich) ou tout simplement pour se donner un genre, ces personnes aux portefeuilles bien garnis s’approprient les attributs de ceux que le capitalisme oppresse.

C’est quoi le poverty cosplay ?

Le poverty copslay est une tendance (de mauvais goût) qui fleurit chez certains fortunés. Le néologisme anglo-saxon juxtapose poverty (pauvreté) et cosplay (pratique consistant à incarner à l’origine un personnage de manga) puisqu’il s’agit d’adopter les attitudes et marqueurs des pauvres ou de la classe ouvrière. Récemment, l’étudiant universitaire Moore a publié sous son nom d’utilisateur TikTok @cozyakili une vidéo incriminant les célébrités qui se plaisent à se mettre en scène en empruntant certains attributs des pauvres.

Dans son collimateur : Kim Kardashian qui partage en 2017 une photo prise dans une pièce vide et sombre évoquant un motel miteux ou, plus récent, Timothée Chalamet qui se prend en photo en train de manger un paquet de nouilles chinoises. D’après Moore, le cliché pris par Kim K pourrait être assimilé à la catégorie de consommation dite high peasant (paysan de la haute) défini par la cartographie de l’historien Nils Gilman. Le bloggeur et auteur Venkatesh Rao en propose la définition suivante : « Il s’agit en fait de la fiction recomposée d’un paysan aux ressources importantes. Voyez ça comme une forme d’art pastoral ».

Concernant la photo de l’acteur franco-américain, Moore souligne : « Peu importe qu’il [Timothée Chalamet] mange ou pas réellement ces nouilles Cup. Le problème, c’est que quand une énorme star poste cette photo, cela romantise presque cette manière de vivre alors que pour plein de gens, c’est la seule chose qu’ils peuvent se payer ».

Jouer au pauvre fait vendre

Les marques n’hésitent pas à se nourrir de la tendance. Récemment, tout Internet a raillé la paire de chaussures de la marque de sneakers de luxe Golden Gooses vendue par la chaîne américaine Nordstrom pour la modique somme de 500 euros. Aujourd’hui en rupture de stock, le produit évoque une version rapiécée à coups de ruban adhésif d’une paire de Converse aussi défoncée que si elle avait servi à arpenter de long en large les États-Unis.

Pour la marque, il s’agissait supposément d’un hommage à la culture du skate-board et de la Côte Ouest… Mais le phénomène est loin d’être anecdotique : pensons à tous ces jeans effilochés vendus plusieurs centaines d’euros ou aux T-shirt de designers délavés et troués dont on inonde podiums et boutiques de luxe depuis deux décennies.

Dans un édito, la journaliste Elena Scappaticci d’Usbek & Rica interrogeait : « Jusqu’où les marques iront-elles dans l’appropriation des marqueurs culturels des classes populaires ? ». Jusqu’à la « glamourisation de la classe ouvrière » visiblement. Surfant sur l’engouement pour les bleus de travail et les salopettes en jean, la RATP a commercialisé cette année sur les conseils de l’agence Weematch une collection vendue au BHV, collection incluant la réplique d’une combinaison d’agent RATP (89 euros) et d’une veste de conducteur du métro parisien (65 euros).

Pour Charlene Lau, historienne de la mode interrogée par Vox, la situation ne manque pas d’ironie. Pour les riches, arborer des vêtements s’apparente presque à une performance artistique ou à une forme de rébellion contre l’ordre établi par la classe moyenne, qui valorise la netteté et la propreté. Pour les autres, c’est simplement une condition subie.

Fétichiser la pauvreté et l’authenticité

Pourquoi cette manie des riches à se présenter (ponctuellement du moins) comme pauvre ? Dans un essai publié en 2017 dans Politico, l’historienne de l’art Kimberly Chrisman-Campbell souligne qu’en période de grandes inégalités sociales, les riches ont tendance à imiter les tenues vestimentaires des pauvres afin de se fondre dans la masse. Un peu comme quand Marie-Antoinette se déguisait pour exfiltrer Versailles et se rendre au bal à Paris.

Une autre motivation sous-tend aussi sans doute l’inclination des riches à jouer aux pauvres. Dans un monde de plus en plus aseptisé, dématérialisé et uniformisé, embrasser les attributs de la pauvreté peut s’apparenter à une tentative maladroite et désespérée pour se rapprocher d’une vie plus authentique. Comme l’explique le sociologue italien Stefano Boni, l’atonie engendrée par le système dans lequel nous existons nous incite parfois à payer pour vivre des expériences perçues comme inconfortables – rafting, fermes pédagogiques, camps de survie – pour retrouver le « sel de la vie. » Finalement, est-ce que cela n’est pas un peu ce que l’on fait lorsqu’on agrémente sa garde-robe d’un bleu de travail alors qu’on est consultant chez McKinsey.

L’ADN, Laure Coromines, 27 avril 2022