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Être identifiée par une nuance est un réussite absolue et une reconnaissance marketing !

Orange Hermès, bleu Tiffany, rouge Louboutin… Rares sont les maisons à ne pas se targuer d’une « teinte signature », à la fois synonyme d’histoire et de réussite commerciale.

Nous sommes en train de passer d’une génération pigment à une génération pixel. Les jeunes construisent désormais leur imaginaire via les écrans, où les couleurs sont enrichies de lumières. De ce fait, ils ne perçoivent plus les nuances, les motifs et les dimensions de la même manière que les boomers élevés à la presse papier, et ne sont ainsi attirés que par les teintes qui claquent, presque fluo. Voilà comment le bleu Facebook, Twitter ou le vert franc de Bottega Veneta parviennent à faire leur petit effet sur les adolescents.

Plantée entre les gratte-ciel de Manhattan, l’immense bâtisse Art déco de la 5e Avenue a fière allure. Après cinq années de travaux, le magasin Tiffany & Co a réouvert ses portes au public le 28 avril. A l’intérieur, le chef étoilé Daniel Boulud régale les clients au Blue Box Café du 6e étage, un espace décoré d’une centaine de boîtes suspendues au plafond, de banquettes et de vaisselle teintées de « Tiffany Blue », l’immuable signature visuelle de la maison joaillière. Un bleu turquoise, aux notes de vert, bichonné depuis près de cent quatre-vingts ans.

Charles Lewis Tiffany, le fondateur, se serait inspiré en 1845 de la nuance bleutée des porcelaines et papiers peints importés de Chine pour illustrer son « Blue Book », le catalogue répertoriant sa collection de bijoux disponible à la vente. La tonalité a ensuite été reproduite sur les emballages, que les clients de l’époque enviaient presque autant que les diamants qu’ils contenaient

Aujourd’hui, le fantasme reste intact et ces boîtes vides, évidemment, se revendent en ligne plusieurs dizaines d’euros. Mieux qu’un logo, la couleur est une signature subliminale et immédiate. Pour une marque, pouvoir être identifiée par une simple nuance représente un accomplissement absolu et surtout, une reconnaissance marketing.

Emile-Maurice Hermès avait initialement choisi un beige pour représenter sa maison. Mais face à la pénurie durant la Seconde Guerre mondiale, le créateur a dû se rabattre sur la seule couleur disponible en cette période : l’orange. Pour Valentino Garavani, le fondateur de la firme qui porte son prénom, le rouge évoquait le souvenir de la robe en velours d’une femme, aperçue dans un opéra barcelonnais dans les années 1950.

Face à cet éventail arc-en-ciel, posséder sa propre tonalité est donc devenu primordial pour se démarquer de la concurrence et marquer les esprits. Mais attention à ne pas confondre couleurs et nuances. En Occident, on ne dénombre que onze couleurs : le blanc, le noir, le rouge, le bleu, le vert, le jaune, le gris, l’orangé, le violet, le rose et le brun.

Pour autant, une nuance peut tout aussi bien évoquer une marque sans que celle-ci ne cherche à se l’approprier. En veulent pour preuve Yves Saint Laurent et le bleu Majorelle, Sarah Lavoine et son bleu Sarah, ou encore Jacquemus et son colorama allant du beige sable au rose Barbie. Devenue sa marque de fabrique, la teinte bonbon glissée dans ses collections brise tous les tabous autour de la sexualité, de l’âge (et la notion de vulgarité) avec sa réinterprétation de la cagole.

Si, de nos jours, cette utilisation de la couleur est un geste éminemment politique et inclusif, elle n’aurait sans doute pas eu la même dimension dans le passé. Les ateliers de Madame Grès et de Cristobal Balenciaga ont par exemple été fermés durant la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils utilisaient fièrement les couleurs patriotiques bleu-blanc-rouge. Plus tard, dans les années 1980 et 1990, le drapeau français a souffert d’une connotation péjorative, associé à l’extrême droite. Il a finalement fallu attendre la vague d’attentats de 2015 et l’avènement du look de la Parisienne sur les réseaux sociaux pour repopulariser l’association tricolore.

Le phénomène se confirme en effet avec le label Off­White. L’an dernier, cette griffe streetwear adulée de la génération Z a ainsi placé le jeune styliste Ibrahim Kamara aux commandes, cinq ans après la mort de Virgil Abloh, son fondateur. Quelques mois seulement ont suffi pour que le nouvel arrivé balaie l’habituel mélange de noir et blanc pour une teinte bleu royal, incarnée dans ses défilés et sur les réseaux sociaux. Un coloris vif, particulièrement percutant pour les nouvelles générations.

L’OBS, Magali Moulinet, 28 mai 2023