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Passion fermentation, ou la confrérie du bocal

Plonger dans la saumure carotte et choux, fabriquer son propre miso… Dopée par le confinement et le souci anti-gaspi, la technique de la lacto-fermentation séduit une communauté d’amateurs et de chefs étoilés, qui partagent leurs découvertes gustatives.

Sur le plan de travail, des couteaux, des planches à découper, des bocaux, des bocaux et encore des bocaux. Des gros, des élancés, des petits, des vides et des remplis. L’atelier « découverte de la lacto-fermentation » est complet, et les participantes sont au coude-à-coude dans la cuisine carrelée de la maison du parc du Champ des Bruyères, tout près de Rouen. Avant de passer à la pratique, Malika Nguon, cheffe du restaurant parisien spécialisé Ferment et autrice de Cuisine et fermentations (Ulmer, 2021), propose à la dégustation quelques-unes de ses préparations, bien à l’abri dans leurs prisons de verre Le Parfait.

Pour assurer cette formation, la cuisinière est venue avec des copains : la microbiologiste Laura Bouley (animatrice du site Myfermentpassion.fr) et le chef passionné Jemel Ghroum. « Ce sont avant tout des gens curieux qui bricolent, comme moi, remarque Malika Nguon. On tâtonne en permanence, on se donne des tuyaux, et nous sommes nombreux à faire des ateliers, des bouquins, des tutoriels sur Internet pour s’aider les uns, les autres… Même les personnes que je forme m’envoient leurs recettes. La fermentation, c’est l’inverse d’un club fermé, c’est une communauté qui fait tout pour s’élargir ».

Achards, kimchi et kéfir

« Le confinement a été un déclic pour beaucoup, qu’ils soient chefs ou amateurs, ils ont eu le temps de concevoir des bocaux, remarque Julie Maenhout, qui a créé en 2018 Les Jarres crues, une société installée aux portes de Bordeaux, spécialisée dans les légumes bio fermentés. Et la fermentation s’inscrit dans des tendances lourdes : le fait maison, la nourriture saine. Depuis deux ans, j’ai de plus en plus de concurrents, autant des autodidactes qui vendent sur les marchés que de grosses entreprises attirées par le créneau ».

La patronne propose de délicieux achards à base de chou, de carottes et de cumin ; du kimchi, une recette coréenne plus relevée ; de la choucroute… Mais son site Internet ne se focalise pas que sur la vente, c’est une mine d’infos, de recettes, qui permet de comprendre ce qu’est le microbiote intestinal ou comment préparer du kéfir (une boisson fermentée). Le petit milieu de la fermentation se structure aujourd’hui autour de sites comme le sien et de festivals dédiés, de la Fête de la fermentation à Pantin (Seine-Saint-Denis) à la Ferment Fest de Montréal. Mais l’essentiel des connexions sont informelles : échanges sur les réseaux, bouche-à-oreille…

Le menu menu, renversant de David Toutain par exemple, joue sur les contrastes, ses préparations lui permettant de garder l’équilibre : de la framboise fermentée apporte une touche de fraîcheur et de la sucrosité à une huître ; de la verveine et de l’achillée millefeuille passées en bocaux viennent casser le gras d’une sauce de viande diabolique.

Un potentiel créatif inépuisable

La lacto-fermentation est magique : elle ne permet pas seulement de gérer le surplus des récoltes, elle apporte une acidité, un changement de texture, parfois de couleur.

Lui aussi s’inspire de passionnés : Mauro Colagreco – qui a créé une cave de fermentation au trois-étoiles Mirazur, à Menton (Alpes-Maritimes) – et Takayoshi Hirai, qui fabrique du miso, une pâte fermentée utilisée pour les soupes japonaises, sous la marque Sanga dans une ferme de Touraine. Le chef d’Ardent vient lui-même de créer un laboratoire, près de son potager, avec des rayonnages sur lesquels il imagine déjà une myriade de bocaux.

Aujourd’hui, le chef n’a qu’une hâte, pouvoir partager avec d’autres professionnels ses découvertes. Il envisage depuis longtemps de créer une association pour fédérer les fermenteurs. Depuis la fin du confinement, il a déjà réalisé des stages d’initiation pour le personnel de trois restaurants alsaciens et envisage des formations pour les particuliers. La fermentation sort enfin de son bocal.

LE MONDE, Léo Pajon, 23 mars 2022