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« Motchus »

Peuchère, boucan, pébron… Marseille redécouvre son patrimoine linguistique grâce à cette version provençale du jeu en ligne « Sutom », lui-même inspiré du jeu télévisé « Motus ».

C’est une galéjade très sérieuse. Un simple jeu de mots en ligne qui, chaque jour, draine plus de 15 000 accros, déclenche des polémiques orthographiques enfiévrées, réveille des souvenirs d’enfance aux senteurs de thym et d’huile d’olive … Et suscite les interrogations ethnologiques de néo-Marseillais déboussolés par tant de particularisme. Le jeu en ligne Motchus, à prononcer en insistant sur le « tch », est né le 20 janvier 2022. Mais cette adaptation du renommé jeu en ligne français Sutom, lui-même dérivé de l’émission télévisée « Motus », sur France 2 jusqu’en 2019, ne cesse, depuis, de faire des adeptes. Sa règle est simple : découvrir, en six coups, un mot mystère « marseillais, provençal ou particulièrement employé à Marseille » dont seule la première lettre est révélée. « J’ouvre Twitter et je vois qu’on est tous devenus gagas de Motchus », s’étonne, mi-février, le maire socialiste de Marseille Benoît Payan. Sa première adjointe, l’écologiste Michèle Rubirola, publie, elle, sa grille quotidienne.

Journalistes, chefs d’entreprise, commerçants s’adonnent à Motchus sans se cacher. Et Éric Berton, le président d’Aix-Marseille Université, qui gère près de 80 000 étudiants, s’affiche comme un fan sur les réseaux sociaux. Assis à une terrasse de café à deux pas du Vieux-Port, protégé d’un mistral piquant par son sweat à capuche, Médéric Gasquet-Cyrus savoure. Ce petit brun à houppette et lunettes, docteur en sociolinguistique, est, en duo avec le professeur de mathématiques Denis Beaubiat, l’instigateur de l’affaire. « Je fais partie de ces linguistes qui pensent qu’une langue n’appartient pas aux élites, aux académies ou aux enseignants, mais aux gens qui la parlent », pose ce maître de conférences à AMU. La serveuse vient le féliciter pour l’initiative. La veille, c’est un adolescent qui l’a arrêté devant le Stade-Vélodrome. « Motchus, c’est vous ? Merci, on se régale ! » lui a lâché le minot. Médéric Gasquet-Cyrus n’en revient toujours pas. « Une amie me dit que sa grand-mère hospitalisée l’attend chaque soir pour faire la grille avec elle. Jamais je n’aurais pensé toucher toutes les générations comme ça … », se réjouit-il. Spécialiste du dialecte marseillais, qui pour lui n’est pas une langue à part mais bien « le français que l’on parle à Marseille », et chroniqueur, « avec accent », sur France Bleu Provence depuis 1999, l’universitaire a démarré au quart de tour quand des amis l’ont mis, à la mi-janvier, au défi de créer un Sutom local. « Ils râlaient parce que le jeu n’acceptait pas des mots comme « peuchère » [le pauvre] ou « delongue » [tout le temps] … », se marre le linguiste, 46 ans et espiègle comme un gamin. Quelques échanges avec Denis Beaubiat plus tard, suivis de l’accord du créateur de Sutom pour utiliser code et habillage des grilles, et le duo file droit au but. « C’est parti comme une déconnade, un hommage oulipien », reconnaît Médéric Gasquet-Cyrus, grand adepte de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), ce mouvement littéraire qui, depuis les années 1960, explore de nouvelles formes de langage à travers des jeux d’écriture.

Les mots de Motchus font partie du patrimoine. Certains, comme « boucan », qui se dit pour une personne pénible, ou « pébron », un abruti, sont très usités. D’autres se sont presque perdus, à l’image de « désesquer » (littéralement enlever l’esque – l’appât – de l’hameçon de pêche) sur lequel bon nombre de joueurs ont séché tout un dimanche. « Le langage marseillais est un mille-feuille d’origines et d’usages. Des mots d’ici ont un destin national comme « bouillabaisse », d’autres restent très localisés », résume Médéric Gasquet-Cyrus, qui intègre désormais au jeu du jour la définition du mot mystère de la veille. « Le plus compliqué a été de créer un lexique », reprend Denis Beaubiat, 48 ans, le technicien de l’histoire.

Ce trésor de plus de 2 000 occurrences se base sur les recherches de son acolyte qui a piloté le Dictionnaire du marseillais de l’acadé­mie de Marseille (publié en 2006), mais aussi sur les ouvrages de quelques pionniers dont le journaliste Robert Bouvier, auteur du Parler marseillais (Jeanne Laffitte), un dictionnaire argotique. Parmi ces passeurs de l’expression locale, le duo mentionne aussi l’écrivaine féministe Thyde Monnier, les auteurs Jean-Claude lzzo et Philippe Carrèse, le Massilia Sound System et les rappeurs du cru, d’IAM à Jul.

Si l’expérience reste bénévole et avant tout ludique, le sociolinguiste prévoit de décortiquer les ressorts de son succès dans des publications scientifiques.

« Jusqu’alors, aucun jeu ne permettait d’utiliser ces termes du quotidien, analyse-t-il déjà. Avec Motchus, nous contribuons à une libération symbolique du langage marseillais. »

LE MONDE, Gilles ROF, 7 mars 2022