Skip links

Mais pourquoi avons-nous la flemme de tout ?

Connaissez-vous ce plaisir coupable ? L’envoi de ce texto parfois juste quelques minutes avant le verre prévu de longue date : « En fait je ne vais pas pouvoir. » Au lieu d’aller faire la fête, on se fait livrer des burgers, on enchaîne les séries sud-coréennes. D’où nous vient ce comportement ?

Sensation de courir après le temps, d’avoir perdu la maîtrise de notre agenda… Pour le journaliste et auteur Vincent Cocquebert, notre flemmardise vient de ce qu’il qualifie de « société de la dernière minute ».

Quand avez-vous commencé à appréhender cette société de dernière minute ?

V. C. : Après le confinement, les gens étaient dans l’impossibilité grandissante à se projeter, même sur du moyen terme : organiser le futur devenait complexe et problématique. La domiciliation forcée pour raison sanitaire a créé une rupture dans nos vies, une sorte de déstructuration de notre temps. Le baromètre sur la jeunesse de 2021 indique par exemple que seul un quart des jeunes sont capables de se projeter sur le long terme : quand la jeunesse n’arrive plus à envisager sa propre réalisation, c’est inquiétant, et cela parle beaucoup plus d’état psychologique que d’une réalité sociologique.

En parallèle, les professionnels de l’événementiel et du tourisme observaient que les gens ne prévoyaient plus rien, que les billets partaient toujours dans les derniers jours ou heures. À peu près à ce moment-là, de nouveaux services ont émergé, basés sur la promesse d’une livraison de produits en 10 minutes, comme Gorillas, Flink ou Zapp. On était pourtant censé penser le fameux « monde d’après » , fondé sur des valeurs de temps longs, à la fois plus introspectif et réflexif, et plus collectif. Or, c’est l’exact contraire qui est apparu, comme si notre nature pulsionnelle de machine désirante contrariée et frustrée nous poussait à rattraper ce temps confiné jugé « perdu. » Cela s’est traduit par le besoin d’intensifier en permanence notre existence.

Quelles sont les caractéristiques de ce modèle de société ?

V. C. : L’historien français François Hartog parlait de présentisme pour décrire la manière dont l’individu contemporain investit le moment présent, beaucoup plus que le futur ou le passé. De son côté, le philosophe allemand Hartmut Rosa évoquait l’accélération du temps qui frappe nos sociétés modernes et affecte tous les pans de nos vies.

L’ensemble de nos comportements, de notre consommation à notre manière d’aborder la politique en passant par notre façon de réfléchir notre destin commun, se pense à la dernière minute. On n’est même plus dans le présentisme, car le présent lui-même devient une urgence qu’il faut investir et on ne sait même plus comment. On se retrouve alors dans une incapacité à prendre des décisions et à agir.

Dans le même temps, comme on aime se décharger de manière enfantine, annuler à la derrière minute nous procure une sorte de décharge de dopamine, qui nous soulage et nous fait du bien, tout en nous donnant l’impression de reprendre le contrôle de notre temps. Paradoxalement, le phénomène illustre plutôt notre incapacité à maîtriser notre temps.

De fait, politique et écologie, qui doivent s’inscrire dans la durée, nous apparaissent désenchantées, comme relevant presque de la science-fiction puis qu’elles semblent sans prise sur le réel. Cela s’exprime notamment par le taux relativement élevé de personnes qui, quelques jours avant l’entrée aux urnes, ne savaient pas encore pour qui voter, comme s’ils ne savaient pas dans quel état émotionnel ils seraient le jour J, état qui les ferait voter selon pour un parti contestataire ou consensuel.

La société de la dernière minute est une sorte de réaction enfantine consistant à faire tout très vite pour nier le réel. Le paradoxe étant que nous voudrions, en même temps, rester recroquevillé dans une position fœtale, dans un utérus où tout nous arrive par capillarité…

De quelle manière le collectif souffre-t-il de cet état ?

V. C. : Un rapport ministériel sur la fréquentation des lieux de culture depuis le déconfinement est inquiétant : seuls 36 % des gens sont retournés assister à un concert, 60 % au restaurant. On a été énormément nourris à ce fantasme des terrasses sans se rendre compte qu’il ne concerne pas tout le monde, notamment pour des raisons de pouvoir d’achat. Comme l’a analysé Raphaël Lorca, la campagne présidentielle de Marine Le Pen a su miser sur cette tendance au repli sur soi et la maison : lorsqu’elle se met en scène avec des chats et parle de protection, elle surfe quasiment sur le self-care, sur une imagerie un peu ouatée…

Quelle est la place du capitalisme dans ce paradigme ?

V. C. : Nous bénéficions par rapport aux années 60 de plus de temps libre, que nous avons meublé par un ensemble de stimulus et de petits process qui nous donnent l’impression de nous surcharger, de ne plus avoir le temps d’exister. De fait, on nourrit nous-mêmes une machine qui nous met sous tension permanente, tension produite par l’accomplissement de tâches éparses. Bardé de stimulus exacerbés par l’usage croissant du numérique, notre cerveau n’arrive plus à gérer aisément les émotions sur le court terme, il va user de manière permanente de l’évitement, ce qui nous fait annuler nos soirées à la dernière minute.

De fait, la procrastination, qui ne fait que s’intensifier chez nous depuis 15 ans, devient un levier commercial : les marques s’emparent du filon, que cela soit dans le domaine des voyages, du déménagement ou de la location de voiture, pour nous donner l’impression de cerner les contours du temps, d’être le maître des horloges. Le syndrome névrotique d’un malaise devient un argument de vente, argument dans lequel le capitalisme se présente comme remède à une maladie dont il est pourtant le créateur.

En arrière-plan de nos vies, flotte toujours cette idée, celle du slogan de la startup française de livraison rapide Cajoo : « c’est moi qui commande », qui nous transforme en consommateur tyran, et ce même si on sait bien au fond qu’on ne commande rien du tout, que tout cela relève de la production de discours symbolique et de fantasmes. Pris dans un système productiviste qui continue à alimenter cette idée d’un consumérisme existentiel, notre condition capitaliste revient finalement vite nous percuter au travers de la hausse du prix des matières premières et des pénuries comme celles concernant les puces électroniques qui rendent caduques les promesses publicitaires et viennent enrayer les grands flux consuméristes de toute façon intenables.

Globalement, on fait moins la fête, moins l’amour et on va moins au théâtre. Que fait-on alors de tout ce temps qu’est censé nous faire gagner l’économie de la dernière minute ? On travaille plus et on regarde plus Netflix ?

V. C. : On n’a jamais autant consommé de produits culturels (livres, films…).

« Se distraire à en mourir » comme disait déjà le théoricien américain des médias Neil Postman au 20ème siècle. Cela nous permet de faire des to-do lists, comme autant de pansements culturels. C’est d’autant plus vrai avec Netflix qui permet de nous immerger dans des univers rétro qui n’existent pas et empruntent aux codes des années 80 ou 90, comme Stranger Things ou Riverdale. Cela créé des bulles un peu rêvées qui permettent un rapport au monde vécu sans intermédiation réelle : on a plus besoin d’aller s’enfermer au cinéma avec des gens qu’on ne connait pas.

L’ADN, Laure Coromines, 29 avril 2022