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L’heure d’Ibère

Après avoir été longtemps boudés par les Français, les marques et produits espagnols connaissent un beau succès sous nos latitudes.

Cette saison, un vent venu d’Espagne semble souffler sur l’art de vivre à la francaise. Comme souvent, ce sont des signaux faibles qui ont annoncé la tendance. Une modeuse tricolore ultra-pointue, glissant à une autre, dans un chuchotement : « C’est devenu très bien, Desigual, non ? » Desigual, la marque catalane de vêtements aux couleurs flashy et aux imprimés, a été tellement honnie par la fashion planet qu’au départ, on a cru que l’on avait mal entendu. Par la suite, les instagrameuses beauté se sont mises à ne jurer que par Freshly Cosmetics, une marque barcelonaise de produits de soin écoresponsables.

Et dans la foulée, on a vu les plus belles tables de Paris, et pas seulement les restaurants spécialisés, intégrer à leur carte des produits issus de la gastronomie espagnole, comme la cecina, un jambon de boeuf, ou les pimientos de Padrón, ces petits poivrons verts frits dans l’huile d’olive et saupoudrés de sel.

C’est alors que sont venus les signaux lourds : la présence, à la fashion week parisienne de juillet dernier, de quatre maisons de couture espagnoles (un record) et plus récemment, l’annonce par le célèbre « 50 Best », le grand rival du Michelin, que la cérémonie récompensant les cinquante meilleurs restaurants du monde, aurait lieu cette année à Valence. Aucun doute possible, 2023 sera placé sous le signe de l’Espagne.

Côté mode

La surprise est de taille, car les marques ibériques ont longtemps été snobées par le milieu. Bien sûr, il y avait l’iconique Cristóbal Balenciaga, couturier du roi qui s’est installé à Paris dès les années 1930. Mais à part ces grandes maisons de couture, pour le commun des mortels, la mode espagnole se résumait à Zara et Mango, deux enseignes de fast fashion au modèle économique discutable, basées sur le renouvellement permanent des collections et sur le combo petits prix-mauvaise qualité.

Entre ces deux extrêmes, des firmes comme Desigual, mais aussi Camper, avaient fini par trouver leur place… tout en subissant les railleries des branchés. Mais ça, c’était avant. Avant que Camper, par exemple, ne s’offre les services du  très demandé, Achilles Ion Gabriel : en trois ans, le designer finlandais a su entièrement remodeler la marque « aux grosses chaussures à grosses semelles » pour la rendre désirable, notamment auprès des jeunes.

Dans la foulée, tous les magazines de mode ont salué le défilé Desigual : une première ! Et tout un aréopage de petites marques bien senties a commencé à faire parler d’elles. Notamment Gimaguas et ses looks bohèmes ou le superbe travail sur la maille de Paloma Wool, qui s’est fait connaître à l’international grâce au soutien de LA pop star du moment, l’Ibérique Rosalia. En s’appuyant sur les réseaux sociaux, et surtout en s’adaptant aux tendances mondiales sans sacrifier l’extravagance, pierre angulaire du « style espagnol », ces maisons ont séduit les jeunes générations, et, ce faisant, ont réussi à replacer le pays de Cervantes sur la carte de la mode.

Côté food

L’Espagne revient de loin. Souvenons-nous que jusqu’aux années 1990, l’importation de charcuterie ibérique en France était interdite, conséquence de la grippe porcine dans les années 1970.

Les inconditionnels devaient aller sur place et ramener en cachette, planquées dans leur valise, quelques tranches de pata negra, pour les déguster sous nos latitudes. Faute d’accès à ces produits et aussi, soyons honnêtes, parce que la France, terre de gastronomie, a mis longtemps à s’ouvrir aux autres cultures food, les traditions culinaires espagnoles étaient chez nous mal connues et parfois méprisées.

Réputés gras, voire « baignant dans l’huile », les plats venus d’Espagne sont longtemps restés cantonnés aux tables spécialisées comme Amaga (« caché » en catalan), joli resto planqué au fond d’une allée du 20° arrondissement etc.

En fait, c’est grâce au World’s 50 Best Restaurants que la gastronomie espagnole prend du galon dans les années 2000 et conquiert les plus coincés des critiques gastronomiques tricolores. En 2002, le chef catalan Ferran Adrià est élu « meilleur restaurant du monde », et le sera à cinq reprises jusqu’en 2009 !

Chez nous, cette « espagnemania » se traduit notamment par l’irrésistible ascension des épiceries Bellota-Bellota et, surtout, de leur tout nouveau bar à tapas, La Bodeguita, qui ouvre ce mois-ci, à la Grande Epicerie de Paris, leur troisième adresse en moins d’un an.

« Le regard des Français sur la gastronomie espagnole a beaucoup changé ces dernières années. Quand on a démarré nos épiceries, il y a plus de vingt ans, la charcuterie espagnole était considérée comme grasse – et un peu beauf, disons le franchement, raconte le fondateur, Mickaël Piffard-Besnard. Aujourd’hui, on vend nos produits dans tous les palaces parisiens ! Preuve qu’ils sont haut de gamme et franchement glamour. »

 Après des années de tendance « Italie » en France, l’entrepreneur parie que la prochaine grande mode culinaire sera espagnole. Il commence ainsi à développer le secteur de la pâtisserie ibérique et lance:

« Le dulce de leche, c’est le nouveau macaron ! » A ses yeux, ce sont les jeunes générations de Français, conquis par l’art de vivre à l’espagnole, découvert au gré de leurs premiers voyages, qui ont permis à sa gastronomie de s’imposer sous nos latitudes. Et puisque l’Espagne, ses plages, ses montagnes, ses musées.. et ses bars à tapas est désormais la destination étrangère préférée des Français.

L’OBS, Anna Topaloff, 12  janvier 2023