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Les parisiens à l’assaut des zones pavillonnaires !

A un moment où le modèle urbain arrive un peu à bout de souffle, des citadins aisés de plus en plus nombreux investissent les communes périurbaines. Ils y importent leur mode de vie et leurs standards.

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Lorsqu’on quitte l’autoroute A51 depuis Marseille, le trajet par la route départementale qui mène au vieux village de Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône) est scandé par des ronds-points, des panneaux publicitaires pour Le Comptoir du sourcil, le restaurant Enjoy Sushi ou l’animalerie Animalis, ainsi que de petits centres commerciaux de bord de route. C’est dans l’un d’eux, La Croix d’or, que Sophie Rosso, 37 ans, et son aîné, 5 ans et demi, nous attendent devant la boulangerie Paul.

Baskets Veja à scratch, jogging et casque Kask vissé sur la tête, l’ancienne Parisienne s’amuse des réflexes qu’elle a conservés de son ancienne vie : « Mon mari et moi avons transmis à notre fils cette habitude qui consiste à aller tout le temps au café ». Garé devant le magasin Bio & Co, le vélo-cargo électrique tranche avec le ballet des SUV hybrides, des citadines et des quelques modèles Tesla.

Sophie Rosso fait partie de ces nombreux et médiatisés jeunes parents qui, après les confinements, ont quitté la vie citadine pour une maison avec jardin au milieu des pins et dans un cadre ensoleillé dans son cas. Selon l’étude réalisée par la Plate-Forme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) sur la mesure de l’exode urbain, les couronnes périurbaines font partie des espaces qui voient leur population croître sous l’afflux de ménages qui quittent les grandes villes.

L’ « On est passés d’un loft industriel dans l’Est parisien, dans une copro de soixante-huitards architectes et paysagistes, à une maison individuelle de constructeur avec 500 mètres carrés de terrain, dans un lotissement érigé dans les années 1960, avec deux voitures devant chaque maison », synthétise de manière imagée cette ancienne conseillère de l’adjoint à l’urbanisme d’Anne Hidalgo, qui a profité de sa nomination en 2021 au poste de directrice générale adjointe d’un promoteur immobilier, dont le siège est situé à Aix-en-Provence, pour déménager après un confinement vécu dans l’Yonne.

Archétype de la commune pavillonnaire

Avec son mari, Frédéric Pairot, et leurs deux enfants, Sophie visait les villages chics du pays d’Aix, comme Eiguilles ou Ventabren, dont les maisons étaient proposées à la location pour des sommes allant de 3 000 à 4 000 euros, hors de portée même pour un couple de cadres supérieurs parisiens. Plusieurs de ses collègues habitaient déjà à Bouc-Bel-Air. La proximité de la gare TGV d’Aix-en-Provence, située à dix minutes, a achevé de convaincre le couple, qui loue une maison de 130 m2 entourée d’un petit terrain « et 70 m2 de garage !  », précise l’intéressée pour 2 000 euros par mois.

Située à dix kilomètres d’Aix-en-Provence et vingt de Marseille, Bouc-Bel-Air a vu bondir sa population de 3 000 habitants à la fin des années 1960, lorsqu’il s’agissait encore d’un village entouré de champs, à près de 15 000 en 2019.

Elle est l’archétype de la commune pavillonnaire qui s’est développée de manière spontanée sinon anarchique, par strates successives de lotissements ou de petits immeubles. Bucolique et paisible lorsqu’on traverse ses quartiers résidentiels de plaine et de collines, la commune jouxte au sud l’immense zone commerciale de Plan de Campagne et se trouve à proximité des anciens sites industriels et miniers de Gardanne.

Loin d’être traumatisée par sa transplantation, Sophie Rosso vit plutôt bien son atterrissage en milieu périurbain provençal. La « primopavillonnaire » a documenté son étonnement dans une série de textes parus à l’été 2022, intitulée Vis ma vie de périurbaine. Elle y raconte le quotidien dans cette commune qui se présente comme « un ensemble de quartiers discontinus » et y narre quelques incompréhensions interculturelles, comme lorsqu’elle s’enquiert de la localisation de l’aire de jeu la plus proche et que l’ancien locataire de sa maison lui répond, face à l’incongruité de la question dans une commune cernée par la nature, que ses enfants peuvent aller jouer sur la colline au bout de la rue…

A l’image des couronnes situées entre Aix et Marseille, les quartiers pavillonnaires français ont connu des trajectoires divergentes en quelques décennies. Eric Charmes, urbaniste et auteur de La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine (Seuil, 2019), note que les plus éloignés ou ceux situés proches de nuisances ont, pour certains, été déclassés.

A l’inverse, « les premières couronnes des années 1980 s’embourgeoisent parce qu’à mesure que les métropoles s’étalaient toujours plus loin, elles sont passées d’excentrées à centrales. Dans un contexte où l’on construit de moins en moins, une concurrence plus intense a lieu pour ces espaces déjà construits ; là où des couples d’employés s’installaient dans les années 1980, il y a désormais des couples de cadres ».

« On a importé un modèle parisien dans le village »

Dans l’après-Covid-19, marqué par une évolution du regard porté sur le périurbain par nombre de citadins, ce phénomène de gentrification pavillonnaire est particulièrement palpable autour des grandes agglomérations parisienne, lyonnaise ou aixo-marseillaise, là où les places sont les plus chères. « Le ticket d’entrée pour une maison avec jardin à Bouc-Bel-Air tourne autour de 500 000 euros », complète Sophie Rosso, et environ 350 000 euros pour une maison de village sans terrain.

Membre d’un petit groupe informel de « vélotaffeurs », ces salariés qui font le choix de pédaler (parfois avec une assistance électrique) pour leurs trajets domicile-travail, Sophie montre sur son smartphone le chemin qu’elle emprunte chaque matin pour se rendre à son bureau dans la zone d’activités des Milles voisine ; sillonnant les champs, croisant un                  rond-point « méga-dangereux » qui jouxte la salle de spectacle de l’Arena, longeant un parc d’entreprises. Le matin, c’est avec son vélo-cargo que la jeune maman dépose ses enfants à l’école communale.

« On a importé un modèle parisien dans le village », s’amuse la trentenaire. Face à ce militantisme mis en actes, non sans un certain héroïsme au regard de l’intense trafic automobile local, les réactions furent contrastées. « C’est des fadas ! », assènent certains.

Dans ces banlieues, parfois désignées par leur fonction « dortoir », l’éloignement entre le domicile et le lieu de travail est la règle, la voiture, l’outil indispensable du quotidien. La migration d’une nouvelle génération de citadins, plus sensibles à la transition écologique et prenant ses distances avec le modèle du tout-voiture, engendre un rapport différent à la mobilité… sans bouleverser pour le moment l’hégémonie automobile.

« Nouveau récit »

« Un nouveau récit pavillonnaire est en train d’émerger, avec un paysage marqué par une architecture faite de surélévation, d’extension, de construction de jardin qui tranche avec l’homogénéité du pavillon livré sur catalogue », analyse Pierre Bernard. Ce consultant âgé de 30 ans a réalisé en 2021 un tour des innovations dans la France périurbaine, « Alterurbain ». Il recense dans son carnet de voyage des initiatives entrepreneuriales ou associatives, qui vont d’une microbrasserie située à Magny-le-Hongre, en pleine « banlieue Disney », en                  Seine-et-Marne, à un pavillon transformé en espace de coworking dans la périphérie de Toulouse.

Pierre Bernard constate un regain d’intérêt pour le périurbain abordé sous l’angle de ses potentiels : « Ce sont des espaces sous-densifiés mais également sous-pensés, qui peuvent être le terreau d’alternatives à un moment où le modèle urbain arrive un peu à bout de souffle. » Un retour en grâce qu’il explique par la convergence de la crise sociale des « gilets jaunes », de politiques publiques qui ciblent les villes moyennes et leurs périphéries, et d’une amorce de reconnaissance pour ces espaces situés entre ville et campagne.

Vivre dans une commune périurbaine a incité, de son côté, Sophie Rosso à développer un œil critique mais bienveillant sur ce monde et à « reconsidérer [ses] convictions » de professionnelle de l’aménagement, portée à voir dans le modèle urbain dense la référence indépassable. L’expérience l’a également conduite à nuancer l’idée que l’homogénéité sociale était un trait propre aux périphéries. Si la population est ethniquement peu diverse en comparaison de la région parisienne ou de Marseille, « la mixité professionnelle y est en revanche plutôt réussie, là où les populations ne font que se croiser en ville. Finalement, si je m’étais installée en famille à Marseille, on serait uniquement restés avec des gens comme nous, qui pensent tous la même chose. »

Sophie et ses amis ont pris de nouvelles habitudes : groupe de pétanque, anniversaires des enfants à la Pinata, le parc de loisirs situé à côté du Decathlon Village. Ils ont aussi adopté les rituels gastronomiques locaux, à commencer par les traditionnels camions pizzas dont Bouc-Bel-Air s’enorgueillit d’une densité exceptionnelle.

Qu’ils soient natifs ou Boucains d’adoption, les habitants qui vivent dans ses ruelles étroites sont les plus impliqués dans la transition des modes de vie. Un jardin partagé a été mis en place, ainsi qu’une association pour le maintien d’une agriculture paysanne. Pour le moment, le centre du village n’a pas de boulangerie en raison de la concurrence des commerces situés le long des axes routiers ou dans les nombreux centres commerciaux alentour. Un marché, qui se tient deux fois par semaine, et un petit Vival avec dépôt de pain constituent l’essentiel de l’offre commerciale alimentaire dans le vieux village.

Il y a une clientèle de niche qui grossit. On sent qu’on est à un tournant, avec de plus en plus de gens impliqués dans la transition. Au point qu’elle se prend à rêver de retrouver les petits commerces de bouche qui lui manquent, à commencer par le marqueur absolu de la culture citadine : une fromagerie.

Le Monde, Jean-LaurentCassely, 21 janvier 2023