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Les coopératives d’habitants en Suisse, sont-elles un modèle contre la spéculation immobilière ?

Le canton de Genève compte 128 groupements collaboratifs, à la tête de 12 000 logements, sous la pression de citoyens et avec l’appui des pouvoirs publics. Une formule encore rare en France, mais qui pourrait servir d’exemple.

A l’heure où la construction doit prendre le virage du développement durable et où le logement n’a jamais pesé aussi lourd dans le budget des citoyens, les coopératives d’habitants suisses proposent des solutions innovantes.

Elles offrent des habitations à loyer abordable, dans des immeubles qui rivalisent d’équipements facilitant la vie en commun et de solutions écologiques, et associent pleinement les habitants à leur gestion, parfois dès la conception des bâtiments. A Genève, ville-monde, l’habitat privé est hors de prix, et seuls 12 % des logements, dits « d’utilité publique » (l’équivalent suisse des HLM), voient leur loyer contrôlé par le canton, à destination de locataires modestes aux revenus plafonnés.

Face aux besoins et aux milliers de demandeurs sur liste d’attente, l’objectif de la loi pour la construction de logements d’utilité publique de 2007 est d’atteindre 20 %, sans qu’une échéance précise ait été fixée.

Genève est l’une des villes les plus chères du monde

Christian Dandrès, juriste et membre du comité de direction de la puissante Association suisse des locataires. « Les salaires y sont certes élevés, le salaire médian étant de 6 300 francs suisses [6 500 euros]. Mais les loyers du secteur privé le sont aussi, d’en moyenne 3 000 francs suisses. »

« Les coopératives sont une formule intéressante pour produire des logements moins chers et où les locataires-coopérateurs ont vraiment leur mot à dire, poursuit-il. Et elles ne pourraient pas se développer sans l’effort public sur le foncier. » C’est le rôle de la Fondation pour la promotion du logement bon marché et de l’habitat coopératif, outil foncier créé en 2001 par le canton de Genève, doté d’un budget annuel de 30 millions de francs suisses pour acheter des terrains puis les louer ou les vendre à long terme jusqu’à cent ans aux coopératives dont les projets comportent au moins 60 % de logements d’utilité publique.

En pleine renaissance

« Pour produire des appartements peu chers, la formule est assez simple, résume l’architecte Wilfried Schmidt, l’un des douze administrateurs de la coopérative genevoise Les Ailes. Le terrain, qui compte facilement pour 30 % ou 50 % du prix de revient, est acheté grâce à un prêt sur soixante-dix ou cent ans, ou loué par bail d’une durée comparable, ce qui étale son coût. Et l’immeuble est bâti par une société à but non lucratif qui facture aux locataires, en toute transparence, l’exact prix de revient et de gestion. »

Nées à la fin du XIXe siècle à l’initiative du mouvement ouvrier et de corporations (horlogers, postiers, cheminots…), les coopératives d’habitants, un peu endormies jusque dans les années 2000, sont en pleine renaissance. Les Ailes, par exemple, fondée en 1955 par un groupe d’amis employés de la compagnie aérienne Swissair (disparue depuis), avait commencé, en 1958, par bâtir, sur un terrain proche de l’aéroport, 34 villas jumelles avec piscine commune creusée par les sociétaires.

Celles-ci ont été démolies dans les années 2000 pour faire place, sans coût foncier supplémentaire, à des immeubles totalisant 450 logements, et bientôt 800, gérés par six salariés.

Sous la pression de citoyens qui souhaitent créer leur habitat selon leurs moyens et leurs goûts, et avec l’appui des pouvoirs publics, le canton compte désormais 128 coopératives, à la tête de 12 000 logements, soit déjà 5 % du parc total, et qui construisent au rythme soutenu de 1 500 logements par an (chiffre de 2020).

Sociétaires-locataires

La coopérative appartient à ses occupants, à la fois sociétaires versant leur part sociale à l’entrée entre 10 000 et 20 000 euros le ticket et locataires payant des loyers couvrant le coût de revient de l’immeuble, les charges, les frais de gestion, ainsi qu’une provision pour les travaux afin d’éviter de futurs appels de charges supplémentaires.

Les parts sociales alimentent les fonds propres de la société, qui peut donc s’endetter pour construire, et elles sont remboursées au sociétaire-locataire qui s’en va. Son successeur versera le même montant comme actionnaire et le même loyer comme locataire. Toute         plus-value est exclue, le modèle est résolument antispéculatif.

L’une de ces jeunes coopératives, Equilibre, a été fondée en 2005 par huit familles que réunissait leur exigence écologique, détaillée dans une charte soumise à chaque entrant et qui, par exemple, interdit toute voiture personnelle en organisant l’autopartage, et exige de chacun une participation active aux divers groupes de gestion des espaces communs, jardinage, animation… et aux assemblées décisionnelles.

Elle en est à son quatrième immeuble et cumule déjà les labels de qualité environnementale et divers prix du développement durable.

Christophe Brunet, l’un des fondateurs, fait visiter l’un de ses immeubles, de 38 logements sociaux, rue Soubeyran, à Genève, livré en 2017. Il commence non pas par les plus beaux appartements et espaces communs, mais en ouvrant une petite trappe au sol, dans le jardin. Une échelle bien raide mène à un vaste local en sous-sol, où trois énormes cuves de 5 mètres de diamètre contenant paille, charbon et lombrics filtrent les eaux et matières collectées des W.C., cuisines et salles de bains.

Brunet est fier de montrer son système d’assainissement écologique en milieu urbain

« C’est très innovant dans un immeuble collectif, explique-t-il, car nous traitons les eaux noires, jaunes et grises, qui sont transformées, grâce aux lombrics, les premières en compost, les autres en engrais, le tout avec très peu d’eau et sans faire appel aux égouts urbains ni à une station d’épuration. »

Les eaux non potables récupérées en fin de cycle servent pour l’arrosage et le compostage, et la gestion du dispositif est assurée par les habitants eux-mêmes, réunis dans la bien nommée « grosse commission ».

Convivialité non contraignante

Dans les étages, chaque appartement a sa terrasse et chaque étage son large palier favorisant la convivialité.

Au rez-de-chaussée, la centaine d’habitants peut profiter d’une salle de réunion, d’une cuisine, d’une buanderie collective, de chambres d’hôtes et d’un gigantesque garage à vélos prévoyant pas moins de quatre places par lot.

Dans la commune de Meyrin, non loin de l’aéroport de Genève, le quartier Les Vergers, desservi par le tramway, est, lui, devenu le laboratoire du logement participatif du canton.

Sept coopératives vont y construire une dizaine de bâtiments de six à huit étages totalisant près de 500 logements, dans un écoquartier mixant, en outre, « propriétés par étage » (copropriété) et locatif à loyer social et libre, soit plus de 1 300 appartements. Le projet est ambitieux, sur 16 hectares et autour d’une vaste « esplanade des récréations » toute végétale, avec jardins partagés.

 Le projet compte 60 % de logements sociaux, contrôlés par l’Office du logement et que rien ne distingue des autres.

Sylvain Fasel, informaticien de profession, est président de la coopérative Polygones, dont il est un des sept fondateurs. Primo-coopérateur, il s’est beaucoup investi dans la conception de ce premier immeuble, à Meyrin, où il habite depuis 2017. Le bâtiment satisfait bien des critères de l’écologie de pointe :

  • Panneaux solaires fournissant 30 % de la consommation électrique,
  • Isolation maximale,
  • Wi-Fi commun,

et beaucoup d’espaces collectifs pour prolonger des appartements d’au maximum 90 mètres carrés : une buanderie et un vestiaire par étage, deux chambres d’hôtes, des salles de coworking, de sport, un jardin d’hiver… « Tout pour cultiver la convivialité non contraignante ».

La convivialité, la solidarité d’un voisinage bienveillant

C’est justement ce qu’est venue chercher Alexandra, 64 ans, psychomotricienne à la retraite :   « Après le départ de mes enfants, je voulais m’alléger, habiter dans un espace plus petit mais surtout ne pas me retrouver dans un environnement anonyme. Ici, je peux accueillir mon fils ou une amie dans les chambres d’hôtes, je profite de la salle commune, où j’ai d’ailleurs fêté mon départ à la retraite, j’assure le baby-sitting pour des voisins, je participe aux activités de gestion, de jardinage… »

« Mais, sourit-elle, le voisinage reste discret, à distance, presque trop. On est quand même en Suisse ! »

Longue liste d’attente

Polygones a six projets en cours et, pour en devenir coopérateur, il faut débourser 27 700 francs suisses, eux aussi finançables par un prêt personnel de sa caisse de retraite ou par les collectivités locales. Une autre vertu de ce modèle économique est de provisionner dès le début de la vie de l’immeuble les moyens de sa rénovation.

 La Société coopérative d’habitation Genève (SCHG), créée en 1919 à l’initiative d’un postier syndicaliste et d’un urbaniste, est ainsi en train de rénover en grand sa cité Vieusseux, du nom du quartier populaire et mixte où elle a été construite dans les années 1970.

 Cette coopérative, aujourd’hui à la tête de 80 immeubles et de 2 000 logements, est lancée, depuis 2010, dans un programme de construction de 800 appartements supplémentaires sur ses terrains actuels ou sur de nouveaux. La transparence des coûts a permis qu’un immeuble livré en 2021 propose des loyers bien inférieurs à ceux projetés en 2016, lors de sa conception, grâce à la baisse des taux des crédits survenue entre-temps.

Pour devenir coopérateur, la liste d’attente est longue : 400 candidats à la SCHG pour une poignée de logements proposés chaque année, et des listes désormais fermées afin de ne pas entretenir de faux espoirs ; devant la Codha, 1 300 personnes patientent pour à peine 10 attributions par an, et le délai d’attente est de six ou sept ans.

Certains jeunes, souvent parmi les enfants de coopérateurs, s’inscrivent dès leurs 18 ans.

« D’après notre enquête, qui remonte à 2015, détaille-t-il, le profil type est une femme de 41 ans, mère de deux enfants, qui mange bio, se déplace à vélo, travaille à temps partiel dans la culture, la recherche, l’enseignement, il y a de nombreux architectes et universitaires, et se situe dans la moyenne des revenus. »

Le Monde, Isabelle Rey-Lefebvre, 20 septembre 2022