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Le petit chien devient le nouvel accessoire des millennials

Les races de moins de 10 kilos représentent désormais 41 % des chiens en France. Pour la génération des 25-40 ans, spitz nains, pomskys, bouledogues français ou shih tzu sont un signe distinctif de mode de vie.

En position assise aux pieds de sa maîtresse, Bibou s’impatiente pendant l’interview dans un café de la rue de Bretagne, haut lieu de la gastronomie créative et des boutiques de mode. Elle tire sur sa laisse pour s’approcher du poulet-frites servi à la table voisine, non sans entraver les allées et venues de la serveuse, agacée mais compréhensive. Oreilles pointues et queue enroulée en tire-bouchon, Bibou est une shiba inu âgée de 2 ans, un chien originaire du Japon aux allures de petit renard domestique, apparenté aux races dites « primitives » – en raison d’un instinct animal réputé plus prononcé. Par une curieuse ironie de la modernité urbaine, ces animaux prisés pour leur apparence qui convoque un imaginaire de la vie sauvage se sont fondus, en quelques années, dans les quartiers jeunes et branchés des grandes villes.

« On est passé d’une France rurale, dans laquelle les chiens étaient des auxiliaires utilitaires, à une France plus urbaine, où ils sont membres à part entière de la famille » Alexandre Balzer, président de la Société centrale canine

Comme Bibou et ses 7,4 kilos, la population canine de petite taille (moins de 10 kilos) représente 41 % des effectifs hexagonaux, selon les chiffres récemment publiés par la Société centrale canine, l’organisme qui tient à jour le Livre des origines français (LOF), le registre généalogique des naissances de chiens de race, et fait office à ce titre de véritable Insee canin. Alexandre Balzer, son nouveau président, qui exerce comme vétérinaire à Vichy, confirme la tendance à l’urbanisation et à la miniaturisation de la population canine : « Dans le classement annuel des races préférées des Français figurent de tout petits chiens, comme le cavalier king charles, le staffie, le bouledogue français, le chihuahua ou le shih tzu, qui sont des animaux essentiellement urbains. On est passé d’une France rurale, dans laquelle les chiens étaient des auxiliaires utilitaires de l’homme, comme les chiens de chasse et les chiens de garde, à une France beaucoup plus urbaine, avec des chiens complètement différents, qui sont devenus des compagnons et, à vrai dire, des membres à part entière de la famille. » Signe de ce déplacement du centre de gravité du monde canin, le fabricant de croquettes Royal Canin a inauguré en janvier 2022 Le Lab, un concept store implanté rue de Turenne, dans le Haut-Marais, en plein cœur du territoire de Bibou et de ses petits copains.

Un certain standing

Pour Marie, qui n’a pas d’enfant, l’accueil de sa chienne a représenté un fort investissement affectif, financier, logistique : « Il faut d’abord passer des heures sur des sites moches d’élevage canin, éviter les arnaqueurs ou ceux dont les photos trahissent le fait qu’ils maltraitent les animaux, lutter pour réserver un chiot. » Puis c’est tout un cycle éducatif qui s’enclenche : « Quand tu te retrouves avec un bébé chien en ville, il faut faire toute son éducation, lui donner tous ses repères. Au moindre bruit de moto qui démarre, il va paniquer et se réfugier dans tes jambes. »

Bibou bénéficie au quotidien d’un certain standing de vie. Elle se nourrit de croquettes bio et sans gluten – « toute l’obsession antimalbouffe des humains a été transposée dans le monde canin depuis quelques années », constate sa maîtresse. Elle fréquente les caniparcs chics des Batignolles ou celui du canal Saint-Martin, où vit le compagnon de Marie ; là, la petite chienne retrouve d’autres shibas, des borders collies ou des bouledogues français appartenant à des chargés de com’digitale, des écrivains ou des architectes. Des chiens qui ont souvent leur propre compte Instagram animé par leur maître et suivi par plusieurs centaines d’autres profils canins.

Si leur prix à l’achat peut atteindre celui d’un sac à main de luxe, ceux qu’on appelle parfois les « chiens peluches » ou « toy dogs » (chiens jouets) procurent à leurs acquéreurs un retour sur investissement émotionnel immédiat et durable, bien supérieur à celui d’un accessoire de mode.

Pour le sociologue Christophe Blanchard, enseignant-chercheur en anthropologie à l’université Paris-XIII et maître-chien, « le chien est une véritable éponge émotionnelle : grâce à sa coévolution avec l’homme depuis 20 000 ans, il sera capable de détecter un état de stress chez l’humain et d’agir en compensation pour le rassurer ». Dans la solitude des confinements et l’anxiété provoquée par le Covid-19, nombre de célibataires ou de jeunes couples sans enfant ont trouvé dans l’animal une présence réconfortante. En une génération, celui-ci est d’ailleurs passé, selon la formule du sociologue, « de la niche au canapé ».

Le chien des influenceurs

L’adoption d’un shiba inu par le vidéaste et youtubeur Squeezie a donné lieu à une vidéo vue plus de 20 millions de fois depuis sa mise en ligne, en 2017. De son côté, le welsh corgi (un millier de naissances en 2021, en progression de 29 %), un chien court sur pattes d’origine galloise associé à la reine Elizabeth II (et à Michel Houellebecq), a fait une apparition remarquée dans la série Netflix La Chronique des Bridgerton. Dans son autofiction sarcastique diffusée fin 2021 sur Canal+, La Meilleure Version de moi-même, l’humoriste Blanche Gardin se met en scène en diva narcissique accompagnée de son spitz nain, ou loulou de Poméranie, un petit chien prisé de l’aristocratie au XIXe siècle, identifiable à sa collerette de poils, devenu le caniche de l’ère des influenceuses (3 528 naissances en 2021).

« Ecosystème petcare »

Promeneurs canins et dogsitters, jouets et accessoires de créatrice ou made in France, start-up de petfood bio, fraîche, surgelée, livrée à domicile, colliers GPS ou connectés, assurances pour animaux de compagnie, éducateurs et influenceurs canins, élevages VIP dont les saillies entre chiens au pedigree prestigieux sont annoncées en amont façon « collabs » entre marques de mode… C’est tout un « écosystème petcare », selon le jargon des professionnels, qui accompagne cette mue de l’univers canin en ville et le renouvellement générationnel des maîtres. « Le Covid et l’arrivée de millennials parmi les possesseurs de chiens et chats ont accéléré des phénomènes comme le fait de s’abonner à des offres nutritionnelles en ligne ou de se faire livrer au bureau », souligne Pierre-Charles Parsy, vice-président de Royal Canin, qui constate lors de ses déplacements au Japon, aux Etats-Unis, en Chine et même dans des zones où la possession canine est traditionnellement moins développée, comme à Dubaï, l’émergence de ces populations canines de très petite taille, comme les chihuahuas ou les poméraniens.

Spitz, chihuahua, shih tzu, cavalier king charles : les nouveaux « it-dogs » urbains

Dans la catégorie des minichiens, le spitz allemand et sa crinière, le chihuahua et sa minuscule carrure, ou encore le shih tzu et ses poils longs parfois coiffés en palmier se sont imposés comme de véritables it-dogs urbains. Longues oreilles tombantes et robe blenheim (blanc et roux), le cavalier king charles a vu ses effectifs progresser de 12 % en un an, en huitième position au classement général. Après un pic de popularité au mitan des années 2010, le bouledogue français ou frenchie, petit chien musculeux au museau aplati, se maintient à un seuil élevé. La prochaine sensation canine à anticiper ? La redécouverte de races patrimoniales locales, à l’image de certains épagneuls ou du cursinu. Bien que très modestes, les inscriptions au LOF de ce chien originaire de Corse ont crû de 26 % l’année dernière.

Le Monde, Jean-Laurent Cassely, 19 juin 2022