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Le monde qu’elles reflètent est terrifiant …

Ces illustrations, uniformisées et omniprésentes, forgent la représentation d’une autre réalité que la nôtre, sans même qu’on ne s’en rende compte.

Avec la diffusion en ligne des illustrations des banques d’images, nous sommes soumis à un déferlement de photos produites à la chaîne pour satisfaire une demande exponentielle d’illustrations sur le web.

Les images de stock semblent couvrir tous les champs du possible, écrivent les artistes Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon dans un article passionnant publié sur la newsletter AOC. Elles recouvrent les murs des villes, des transports, des écrans, des médias. Elles nourrissent les films les plus divers, les documentaires à la télévision, les publicités, les magazines, les rapports annuels d’entreprises, les articles “pièges à clics”, les packagings alimentaires, les emballages de produits high-tech, les emails, les mèmes, les cartes de vœux personnalisées, les bâches de chantiers, les flancs des voitures de location…

Ces images saturent notre environnement visuel comme la musique d’ascenseur a depuis longtemps colonisé notre espace auditif. Nous ne les regardons plus. Nous sommes immergés en elles, elles nous engloutissent. Elles n’appartiennent pas au régime du spectacle, mais à celui du spectral, ne relèvent plus de l’exposition mais de la dévoration. Imago mundi à l’ère de la reproductibilité numérique.

Vague d’uniformité

« Notre espèce a développé à la surface du globe une grande variété de cultures, de manières de s’alimenter, de parler, de s’habiller, de prier, de s’exprimer, de créer… continuent les deux auteurs.

Les banques d’images reformatent tout sur leur passage : les gestes, les attitudes des modèles, les expressions des visages… et propagent une vague d’uniformité qui balaye les spécificités culturelles. Elles illustrent ce que signifie de vivre un monde unifié, aseptisé, uniformisé. »

Shutterstock, le leader de ces banques d’images, inonde le marché de centaines de millions de photographies et de vidéos. Pionnier de l’approche par abonnement, le site a été le premier à proposer à ses clients de télécharger des images en stocks plutôt qu’à la carte.

Une banque d’images inclusive pour lutter contre les stéréotypes de genre

Megan Garber, une journaliste de The Atlantic décrit « Parcourir Shutterstock, comme je le fais souvent, puisque nous utilisons parfois leurs images ici à The Atlantic, c’est faire un voyage étrange, souvent farfelu et parfois totalement merveilleux à travers l’air du temps visuel »

Prenant au mot le site, la journaliste a lancé une recherche « juste pour voir » sur la notion de « zeitgest » (l’air du temps). Elle a reçu en retour trois pages d’illustrations : il y avait des horloges en quantité, des femmes légèrement vêtues portant des horloges, des personnages de bande dessinée portant eux aussi des horloges, des jeunes faisant des signes de paix, des verres qui trinquent, des mèmes, des cartoons…

« Tout est vraiment conçu par et pour internet : les images du site montrent des poses de sitcom ou de des dessins animés colorés, des assiettes de nourriture, des abstractions pesantes, et des chats… », énumère-t-elle.

Diktat de l’illustration immédiatement compréhensible

« Si l’on cherche, par exemple, une photo d’employés de call center (centre d’appel, ndlr), commentent Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon sur AOC, on trouvera des milliers de visages en gros plan, toujours souriants, sur un fond blanc, gris clair, ou devant des cloisons vitrées floues.

Aucune des personnes photographiées n’est un véritable employé de call center. Il s’agit de figurants engagés pour une séance en studio ou en prises de vue réelle dans des bureaux. Ils ont été habillés, maquillés et dirigés pour incarner des employés. Ils portent tous le même accessoire qui permet de signifier leur métier : un casque muni d’un micro. Tout a été mis en œuvre pour que la compréhension soit immédiate et dénuée d’équivoque. »

Le monde selon les banques d’images est un univers fragmenté, destiné à satisfaire des demandes hétérogènes mais toutes gouvernés par la recherche de l’effet maximal, le diktat de l’illustration immédiatement compréhensible, le culte de la parodie et du cynisme, forgeant ainsi une esthétique du kitsch à l’usage d’un monde sans récit.

Comment les banques d’images produisent leur propre réalité parallèle

Dans cet univers, on peut tomber par exemple sur une grand-mère enseignant à un groupe d’enfants blonds les secrets du « jeu du couteau entre les doigts » ou encore, comme le note l’article d’AOC, une femme bizarre qui jette des spaghettis dans une forêt, un internaute qui passe la main à travers l’écran de l’ordinateur et tape à l’envers pendant qu’un chat surpris regarde au loin…

Vous pouvez croiser un Adolf Hitler épluchant des pommes de terre vêtu d’une nappe de pique-nique, un vieillard se servant de rouleaux de papier toilette comme de jumelles, un homme endormi sur un gâteau en guise d’oreiller, une femme à moitié nue les yeux bandés tenant une grenade avec une pieuvre dessus, un homme torse nu couvert de tatouages portant des ailes de papillon, un centaure perplexe confronté à sa mauvaise moitié… Sans oublier l’image devenue virale: « Women Laughing Alone with Salad ». Femmes riant seules avec une salade.

Dissoudre le réel 

Les images de stock ruinent l’idée même de représentation, à laquelle elles substituent la pratique de la « mèmification ». Elles nous rendent complices de leur entreprise d’effacement du réel. Elles nous déroutent, nous plongent dans un vertige attentionnel, nous injectent un shoot de déréalisation. Elles ne cherchent pas à représenter le réel mais à le remplacer, à le faire disparaître sous une avalanche de clichés, ni beaux ni laids, ni vrais ni faux. Passage du show au washing, de la logique du spectacle au modèle du trou noir.

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon concluent : « Il existe un nom pour la stratégie qui consiste, pour dissimuler une information, à la fondre dans une masse d’informations similaires: c’est l’offuscation. »

 L’offuscation, aussi appelée ​« assombrissement », « obscurcissement » ou « brouillage » est, ​selon Wikipédia, « une stratégie de gestion de l’information qui vise à obscurcir le sens qui peut être tiré d’un message ».

Pour les deux auteurs, « le dispositif esthétique de la photographie de stock peut être vu tout entier comme un dispositif de dissimulation par offuscation ».

Slate, Christian Salmon, 7 octobre 2022