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Le hard discount décontracté et chic

Lidl, Aldi, Costco, Primaprix, Netto sont de plus en plus fréquentées en France à cause de l’inflation alimentaire, mais aussi car elles proposent un type de consommation qui semble répondre à tout un tas de désirs contradictoires.

« Smart discount »

Le hard discount se présente désormais sous les traits du « smart discount ». Une appellation qui flatte l’intelligence du consommateur (« smart » signifiant « intelligent ») et évoque une décontraction chic. Certains parlent même de « soft discount ». Un peu de douceur dans un monde de brutes. Les analystes financiers et les panélistes Kantar Worldpanel, Nielsen, Iri eux, ont craqué pour des acronymes : EDMP (enseigne à dominante marques propres) voire SDMP (supermarché à dominante marques propres). Quatre caractères au lieu de douze. Soit une remise de 66 %. C’est aussi ça, l’art discount.

Ce 13 janvier-là, le magasin Noz de Niort organisait une nocturne exceptionnelle, et ça valait le détour. Rendez-vous jusqu’à 21 heures, sous la halle de béton brutaliste de l’avenue de la Rochelle, où « l’as des lots » procédait au « déstockage final de la collection Camaïeu », acquise aux enchères après liquidation judiciaire. Prix massacrés : moins 50 %. Succès fou.

A l’autre bout du bâtiment, Jean-Pierre, 47 ans, conducteur d’engins, fidèle au lieu depuis peu, flanqué de ses deux adolescentes, a pioché allègrement dans les bacs et les rayonnages parmi les « fins de série », les « seconds choix », les « dates courtes » et les « changements packaging ».

Résultat des courses :

  • un quartette de bières parisiennes (brassées en banlieue),
  • un pack de cola international,
  • un sirop d’orgeat artisanal venu d’Anjou,
  • trois boîtes de gâteaux napolitains,
  • une mini table de ping-pong (raquettes et balles fournies)
  • 600 ml d’un bain de bouche nord-américain total care dont la couleur mauve limite fluo évoque à la fois la rigueur hygiéniste texane et les premiers âges du psychédélisme californien.

« Même pas vingt euros, calcule Jean-Pierre. C’est cool, le discount ! » Et rentable.

En France, fin 2022, la part de marché des enseignes de hard discount (Lidl, Aldi, Netto) atteignait 11,5 % (9 % en 2019, chiffres Kantar). En hausse constante, périodes de confinement mises à part.

Les déstockeurs (Action, Noz, Max Plus, GiFi, Maxi Bazar, etc.), spécialistes des produits du quotidien (hygiène, entretien, confiserie, décoration, bricolage), dépassaient, eux, les 11 milliards d’euros de chiffres d’affaires (estimation LSA). Croissance à deux chiffres, dopée par les performances d’Action (un milliard d’euros en 2017, 3 milliards en 2022).

On reste certes loin de l’Allemagne, fille aînée du discount avec 15 000 adresses et 40 % du marché alimentaire local. Mais à un niveau suffisamment élevé pour attirer le danois Normal, l’espagnol Primaprix, l’américain Costco et l’allemand TEDi.

Sans compter Toujust, chaîne de supermarchés alimentaires de marque blanche (on y trouve des produits estampillés Toujust que l’enseigne n’a pas produits mais achetés à des producteurs), qui entend casser les prix du hard discount et vient d’ouvrir son premier point de vente à Alès (Gard)

La raison de cet engouement ?

L’inflation, évidemment. Selon l’Insee, entre décembre 2022 et janvier 2023, les prix à la consommation ont augmenté de 6 % (13,3 % pour l’alimentation). Elle encourage la chasse aux bonnes affaires en même temps qu’elle décomplexe le consommateur. « Chercher les marques déclassées n’est plus honteux, assouvir ses envies d’abondance à moindre coût n’est plus ridicule », explique Ano Kuhanathan, auteur de Les Nouveaux Pauvres (Les Editions du Cerf, 184 pages, 18 euros).

Sauvan, salarié valdoisien d’une entreprise de transport secoué par la vie (divorces, chômage, surendettement), en témoigne : « Avant, je fréquentais les magasins discount en baissant les yeux, de peur de tomber sur une connaissance. Ce qui n’arrivait jamais. Aujourd’hui, j’y vais toujours par nécessité mais je me sens un peu moins ringard : il y a quelque temps, j’ai croisé mon chef de service dans les rayons. On s’est salués. »

Désirs contradictoires

Si l’engouement pour le discount procède incontestablement des problèmes de pouvoir d’achat, il ne s’y réduit pas. Alors que les hypers ne font plus rêver, ce type de consommation semble soudain répondre à tout un tas de désirs contradictoires, permettant de mettre dans un même chariot la quête d’une nécessaire frugalité et l’achat de paquets de gâteaux par lots de six, le strict nécessaire et l’ultra-accessoire. D’une certaine manière, le discount est devenu une « culture ».

Pour Jean-Luc Bordeau, 72 ans, ancien hôtelier tourangeau retiré à Saumur (Maine-et-Loire), papillonner de discounteur en discounteur, c’est paradoxalement une façon de « déconsommer », une sorte de gymnastique visant à distinguer le besoin du désir. « J’ai une petite retraite, confie-t-il. Je prends :

  • mes légumes, mon pain et la brioche de ma mère chez Lidl,
  • mon chocolat chez Aldi,
  • mon thé chez Noz,
  • ma lessive chez Action.

L’offre est limitée, c’est un peu en désordre, mais au moins on n’est pas tenté par le superflu. On repart avec ce qu’on était venu acheter. Sans avoir l’impression de payer le décor. »

Dès 2018, le sociologue Franck Cochoy distinguait, dans un article de La Nouvelle Revue du travail consacré au low cost, « une certaine forme de consommation agile (…), qui consiste à essayer de “ne pas se faire avoir” et/ou à chercher à “faire des affaires” ». « Elle est particulièrement vivace aujourd’hui, y compris dans les milieux aisés », ajoutait-il.

Anne-Marie Gaultier cite le cas de la très sélect rue Cler (Paris, 7e arrondissement), à mi-chemin des Invalides et de la tour Eiffel, dont Emmanuel Macron a été résident jusqu’en 2017. Au n° 43, cerné par les commerces de bouche traditionnels, le magasin Aldi explose régulièrement les records de l’enseigne en matière de vente de fruits et légumes, de viande. « La situation économique invite chacun à consommer avec intelligence en allant à l’essentiel », conclut Anne-Marie Gaultier.

Et pour ceux qui veulent, gagner du temps, il y a le ediscount. Comme l’application Too good to go, qui lutte contre le gaspillage alimentaire en proposant des invendus à petits prix. Développée en France dès 2016, elle plaît aux urbains.

Une vision qui aurait pu séduire Vincent Justin, fondateur en 2018, avec Charles Lottmann, de Nous anti-gaspi, un réseau d’une trentaine d’épiceries qui vendent à tarif contenu des produits alimentaires jugés hors-norme par les cadors de la distribution petits calibres, chutes de tranchage, défauts d’aspect, etc. Particularités : implantation en ville, magasins taille S, personnel avenant, produits bio à gogo, gamme réduite mais complète.

« Le discount classique écoule souvent une surproduction volontaire destinée à l’alimenter, explique Vincent Justin. Nous, nous mettons dans le circuit ce que les autres jetteraient. On a décidé de parier sur la frugalité, la sobriété et la responsabilité. » Et ça marche ? Pas si mal. La clientèle est là, la rentabilité est en vue. Les huit adresses parisiennes attirent retraités et étudiants.

Mine de rien, le brassage des générations et des CSP dans les rayons rafistole le lien social. Le discount joue la proximité, choisit la taille humaine. Chez Aldi, les viandes de bœuf et de porc, le lait et les œufs sont 100 % français. Les magasins font moins de 1 000 mètres carrés. Lidl propose 350 références bio. La grande distribution s’interroge. Le groupe Casino teste un magasin discount prototype à Normanville (Eure). Carrefour annonce l’arrivée d’Atacadao, sa chaîne brésilienne de gros à prix cassés, pour l’automne 2023.

Le Monde, Michel Dalloni, 12 mars 2023