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Le Garum, la botte secrète des chefs étoilés !

Partout dans le monde, des étoilés se réapproprient ce condiment issu de la fermentation d’entrailles de poisson, omniprésent dans la Rome antique. Exhausteur de goût, antigaspi et bon pour la digestion, il est aussi accessible au grand public.

« Garum Lupus, le condiment des champions » : les viscères de poisson fermentées conservées dans des amphores s’affichent au fil des pages du 37e tome des irréductibles Gaulois, Astérix et la Transitalique (2017). La marque imaginaire y sponsorise une course de chars organisée par César dans laquelle s’illustre Obélix, nouvelle égérie du produit avec le slogan : « Les barbares en sont fous!»

Le clin d’œil au Garum dans l’aventure transalpine de nos chers héros prouve que ses auteurs, Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, ont potassé !

Cette sauce qui s’apparente au nuoc-mam, mais avec un goût iodé plus prononcé, doit être considérée comme le ketchup ou la mayonnaise des Romains, qui en assaisonnaient la plupart de leurs plats, salés et sucrés, comme l’atteste L’Art culinaire d’Apicius. « Il existait plusieurs variétés de condiments issus de la fermentation d’entrailles et chairs de poisson salées, dont la qualité dépendait de la maturation et surtout de la filtration, explique Dimitri Tilloi-d’Ambrosi, docteur en histoire romaine et auteur de L’Empire romain par le menu (Éd.Arkhê).

Le Garum, destiné aux plus riches, était le plus raffiné et le plus coûteux ; certaines amphores ont été retrouvées avec la mention de leur origine et de leur producteur, réve1ant déjà une notion de traçabilité. Un texte de Martial rapporte qu’il constituait un cadeau aussi précieux qu’un bon vin. En dessous sur l’échelle de pureté, on trouve · le liquamen, puis les résidus, comme la muria et l ‘allec proches du pissalat niçois ou de la colatura de Campanie, pour les classes moyennes. »

Le Garum survit quelques siècles dans le monde byzantin mais a complètement disparu au Moyen-Âge

On trouve des traces du Garum dès le VIle siècle av. J-C. chez les Grecs, les Phéniciens et les Étrusques. Le précieux liquide arrive sans doute à Rome grâce à ses conquêtes dans le monde hellénistique, autour du IIe siècle av. J-C. Les Romains le fabriquent ensuite à partir de différents poissons (maquereau, thon, sardine, anchois …) essentiellement dans les régions côtières de l’Empire -Sicile, Afrique du Nord, Andalousie, un peu dans le sud de la France, où d’importants sites de production ont été retrouvés.

À Pompéi, la maison du riche Scaurus abritait des mosaïques décorées d’amphores de Garum. Très apprécié pour son goût salé et son amertume, le condiment est également gratifié, notamment par les médecins Galien et Hippocrate – de vertus médicinales, principalement celle de favoriser la digestion. Pourtant ce sont des médecins, selon Dimitri Tilloi-d’Ambrosi, qui en signeront la fin : « Au VIe siècle, Anthime le condamne car trop indigeste. Avant lui, le philosophe Sénèque l’avait accablé car il le considérait comme un plaisir coupable. Le Garum survit quelques siècles dans le monde byzantin mais il a complètement disparu au Moyen Âge. »

Quinze siècles plus tard, il effectue son grand retour sur les tables étoilées. Noma de René Redzepi à Copenhague, plusieurs fois désigné meilleur restaurant du monde par The World’s 50 Best, en est le meilleur exemple. « Nous avons fait des centaines de Garums différents depuis quinze ans. Il est omni­présent dans notre cuisine et au cœur de chacun de nos plats », expliquait ainsi le chef danois adepte de la fermentation, il y a quelques mois, à l’occasion du lancement de son premier produit d’épicerie fine vendu en ligne au grand public, un garum de champignons fumés.

« Après avoir travaillé longuement les protéines animales, par exemple des Garums de blanc d’œuf, de Saint-Jacques, de calamar, d’ailes de poulet rôti, nous avons découvert grâce à de nombreux tests que ‘l’on pouvait utiliser le procédé de lactofermentation avec tout un tas d’ingrédients végétaux : légumes, herbes, champignons … »

Les équipes de Noma Lab ont donc écrasé des champignons (bio) avec du sel et du koji (riz fermenté, pour reproduire le processus de fermentation originellement provoqué par les enzymes du poisson), avant de le laisser infuser pendant six à huit semaines.

Pour utiliser au quotidien cette sauce riche en umami (la cinquième saveur, qui fait saliver), Redzepi donne sur son site des recettes faciles, nécessitant presque toujours des champignons (omelette aux champignons, steak de halloumi, ramen végétal …), dont le Garum vient accentuer la saveur naturelle.

Si le Garum est prisé de la cuisine nordique, de nombreuses toques françaises l’ont aussi adopté (et modernisé). Ainsi des triplement étoilés Gérald Passedat, Yannick Alléno ou encore Alexandre Mazzia. L’ancien basketteur travaille les peaux de poisson avec un procédé semblable à celui du garum depuis plus de dix ans : il les rince à l’eau gazeuse puis les poche dans du vinaigre fumé, pour la fraîcheur pendant trois à six mois. « Le Garum apporte à la fois de la texture souple, soyeuse, mais pas ge1atineuse et de la profondeur du goût. J’aime aussi le fait qu’il existe sans exister : sa puissance, sa salinité naturelle sont là, mais on ne le voit pas, il est en symbiose avec le reste du plat. D’ailleurs je ne l’annonce jamais. J’en parle dans un second temps, si les clients sont curieux… »

Décliné, selon les arrivages, à partir de restes de rouget, barbue, maquereau, denti ou encore lisette, parfois coupé en saison avec des queues de champignons, il est utilisé par Mazzia dans un jus animal à base d’agneau et de queue de bœuf.

Preuve de sa démocratisation, plusieurs artisans en proposent désormais au grand public. C’est le cas du Garum de Tours de Thierry Bouvet, fabriqué à partir de poisson sauvage de Loire, vendu en ligne et dans des Amap (garumdetours.fr), ou de Maison Dehesa, fournisseur de chefs ouverts depuis l’an dernier aux particuliers.

Le Figaro, Alice Bosio, 3 juin 2022