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L’assaisonnement musical s’impose de plus en plus…

Découvrez ces établissements intelligemment bruyants, où l’on mange autant avec le palais qu’avec les oreilles…

Pizza aux fines tranches de thon cru, shiso, aïoli et truffe, ou tacos joufflus à la sauce bulgogi… Dans la salle à manger tamisée du nouveau restaurant Akira Back, niché au cœur de l’hôtel cinq étoiles Prince de Galles à Paris, les plats esthétiques s’enchaînent au rythme d’une trame électronique minimaliste. Une musique d’ambiance house, entrecoupée de voix mélodieuses et de samples éclectiques. Le DJ zieute l’arrivée des clients, soupèse les humeurs, s’adapte du bout des doigts aux joyeusetés de retrouvailles entre amis et aux discussions plus solennelles d’un repas d’affaires. Ici, le ballet des assiettes va de pair avec une partition sonore ambitieuse, un mariage en vue dans le petit monde de la restauration.

Lorsque nous l’interrogeons sur cet accord audacieux – la rencontre entre un fond sonore tonitruant et la clientèle sévère du Triangle d’or parisien -, Gérald Krischek, directeur général de l’établissement, nous répond amusé : « Tout est impossible jusqu’à ce que quelqu’un le fasse. Si vous touchez tous les sens, vous avez gagné. Avant, on disait « F & B » pour « Food and Beverage ». On parle désormais de « Food and Beverage and Entertainment ». Il y a trente ans, les restaurants d’hôtels fonctionnaient bien, on respectait les codes du classique. Des tables opposées, festives et modernes, ont ouvert dehors. Elles font depuis salle comble, ce qu’on ne peut pas toujours dire des nôtres qui, pourtant, vivent de la clientèle extérieure et servent de vitrine ». Il est 21 heures, les clients déboulent par vagues. Tous les âges, toutes les catégories : « Ce restaurant est un excellent levier, il renforce notre positionnement avant-gardiste. Si les clients aiment, ils reviendront pour le bar ou le patio. » Du pur marketing pour se différencier, susciter l’envie et fidéliser, avec la volonté de contenter les curieux, avides d’environnements endiablés.

« Assaisonnement sonore »

Prenons l’exemple du Campo Viejo Colour Lab de Londres, en 2014, « le plus grand événement expérimental de dégustation de vin » : « Nous avons démontré que des lumières rouges rendaient un vin rouge servi dans un verre noir 15% plus sucré, alors que des vertes faisaient ressortir la fraîcheur et l’acidité. » Les concepteurs de lieux s’appuient sur ce nouveau savoir, afin de transformer les plats en amusement multi sensoriel mémorable : «­ L’assaisonnement sonore fait référence à une nouvelle compréhension scientifique, selon laquelle nous pouvons utiliser les paysages du son pour assaisonner les aliments. On étudie les propriétés sonores d’un morceau pour faire ressortir le sucré, l’amertume, l’onctuosité, le piquant, le salé et même l’aigreur ».

Champion en la matière, Paul Pairet, triplement étoilé et jury de « Top Chef » sur M6, a fait de son restaurant Ultraviolet, à Shanghai, une destination culinaire. L’homme-orchestre une chorégraphie sons et lumières qui fait communier les sens de dix hôtes autour de vingt plats. « On ne les divertit pas, on crée des atmosphères qui les obligent à se concentrer davantage ». Il confirme l’importance du « goût psychologique », du « conditionnement » : « Je définis le goût comme le différentiel entre l’idée qu’on se fait et le moment où on ingère. » Paul Pairet s’est rendu compte que pour garder l’attention de sa tablée, il fallait du son en permanence. « Le son est extrêmement pénétrant, le bruit extraordinaire », se réjouit-il. « On ne pourrait pas faire « Ultraviolet » sans. La nourriture peut se suffire à elle-même, mais toutes les ambiances sont parasites si elles n’ont pas été taillées sur mesure pour les plats. » Partout, ces expériences multi sensorielles, pourtant onéreuses, deviendraient presque la norme. « On a toujours l’impression que le poisson est meilleur quand on le déguste au bord de la mer », plaisante le chef. « Les clients sont prêts à mettre le prix pour ce qu’on va définir comme la beauté d’un souvenir ».

Pour Charles Spence, pragmatique, le volume et le tempo ne servent pas que de décoration : « Les gens boivent plus lorsqu’ils écoutent de la musique rapide et forte, car ils discernent moins l’alcool. L’hôtellerie et la restauration le savent, ce qui explique en partie pourquoi les établissements sont de plus en plus bruyants. Au Royaume-Uni et en Amérique du Nord, le niveau peut dépasser 100 dB, ce qui est suffisant pour endommager l’ouïe et augmenter les ventes de 33% ». Et la suite ? « Je pense qu’il y aura une intégration croissante et omniprésente de la technologie numérique à table », dit-il. À Dorion de conclure : « On est toujours à une étape du futur, c’est le propre de l’évolution ».

CE QU’IL FAUT RETENIR

Différenciation

Pour se démarquer des concurrents et fidéliser leur clientèle, certains restaurants adoptent une identité sonore forte.

Psychologie

Des études ont montré que le plaisir de la dégustation passe par tous les sens, dont l’ouïe, qui renforcerait les qualités organoleptiques des aliments.

Eatertainement

Des restaurants imaginent leurs plats en même temps que l’ambiance sonore de leur établissement pour proposer un divertissement multi sensoriel.

LES ÉCHOS, Marine Delcambre, 15 avril 2022