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La ruée vers l’eau des icebergs !

Alors que l’île cherche à renforcer son indépendance financière à l’égard du Danemark, elle autorise désormais l’exploitation de ses icebergs comme n’importe quelle autre ressource minière.

Le chiffre est si astronomique qu’il est difficile à prononcer : 4 700 000 000 000 000.

La calotte glaciaire a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau depuis 2002. Ce n’est qu’un début. Avec un réchauffement des températures trois fois plus rapide au Groenland qu’ailleurs, le pays fond à vive allure. Comme l’écrivait déjà le journaliste Robert Guillain, en 1952, dans les colonnes du Monde, « la révolution du Groenland, c’est d’abord celle du thermomètre ».

Dans le sud-ouest du pays, les jours du majestueux fjord glacé d’Ilulissat sont comptés. « La glace la plus ancienne aurait 250 000 ans, et elle nous transmet des informations détaillées sur les changements climatiques et sur les conditions atmosphériques du passé », avait justifié l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), en 2004, en le classant au Patrimoine mondial de l’humanité. Depuis, les touristes s’y rendent en masse, par bateau, pour admirer ce vestige de l’ère quaternaire au coucher du soleil.

Et pourquoi pas la boire ?

« Les icebergs contiennent une eau si pure que c’est un gâchis de la voir disparaître dans la mer salée, affirme Thomas Vildersboll. Alors, pourquoi ne pas la boire ? » Flairant la bonne affaire, cet entrepreneur suédois a décidé de les mettre en bouteille. Et pas n’importe lesquelles : les mêmes que celles des vins de Bordeaux, pour justifier leurs prix. Il les vend jusqu’à 12 euros l’unité, en Chine, dans les pays du Golfe, aux Etats-Unis ou encore au Danemark. La marque Inland Ice, distribuée aussi dans les restaurants gastronomiques, promet une eau qui a « la pureté de la préhistoire » et le « goût d’il y a cent mille ans ».              M. Vildersboll, qui travaillait auparavant dans l’industrie pétrolière, y voit là un « nouveau pétrole ».

Un marché en plein essor

De fait, 59 milliards de litres d’eau ont été vendus en bouteille dans le monde en 2021, pour un chiffre d’affaires de 37,5 milliards d’euros, selon les chiffres de l’Association internationale de l’eau en bouteille. Un marché qui pourrait connaître une forte croissance puisque, selon les prévisions de l’Organisation de coopération et de développement économiques, 40 % de la population mondiale sera confrontée à des pénuries d’ici à 2050. Le Groenland dispose d’un trésor précieux et de plus en plus rare : sa calotte glaciaire abrite 10 % des ressources en eau douce de la planète.

Cela n’a pas échappé au gouvernement autonome de l’île, qui cherche à réduire sa dépendance financière vis-à-vis du Danemark, lequel lui verse 500 millions d’euros par an, soit la moitié de son budget annuel. En 2018, il a décidé de baisser les taxes et le montant des royalties, dans sa nouvelle loi sur l’eau et les glaces, pour attirer les entreprises. Les autorités ont ensuite minutieusement testé et cartographié les différentes sources d’approvisionnement. Les icebergs s’exploitent désormais comme n’importe quelle autre ressource minière, grâce à des licences d’exclusivité sur certaines zones géographiques, et des royalties à reverser pour chaque litre exporté.

« L’eau est ici tellement abondante que l’on n’avait jamais imaginé qu’elle aurait une telle valeur », reconnaît Pele Broberg, le ministre groenlandais du commerce. Sur l’île, on n’utilise d’ailleurs les icebergs que pour en extraire des glaçons aux légers reflets bleus, qui fondent dans le gin ou le whisky en craquant. Le ministre souhaite toutefois que « les entreprises ne versent pas que des royalties, mais créent aussi des emplois ». Le gouvernement veut, par exemple, que les firmes étrangères y construisent des usines d’embouteillage ou y installent leurs bureaux. La distribution de licences a été suspendue, en attendant qu’une nouvelle politique des investissements directs étrangers soit mise en place.

« À quoi bon avoir une eau pure qui n’a aucun goût, alors que la nôtre est riche en minéraux ? poursuit-il. Elle provient de la fonte des glaciers et a glissé sur les roches volcaniques. » Est-on d’ailleurs vraiment certain que les vendeurs d’eau d’iceberg ne s’approvisionnent pas plutôt dans des rivières ? Les deux entrepreneurs distillent leurs doutes sur son origine réelle, en l’absence de contrôles menés par une autorité indépendante. Un jour, peut-être, l’eau des icebergs du Groenland aura son appellation d’origine contrôlée.

Le Monde, Julien Bouissou, 30 juillet 2022