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La pression des pots post-travail

Corvée ou convivialité socialisante et source d’informations sur l’entreprise et vos collègues , à vous de choisir selon vos envies.

C’est un classique du monde du travail. Après une longue et harassante semaine, sur les coups de 16h30, un vendredi, vous vous prenez à rêver de votre canapé. Dans quelques heures, vous pourrez végéter devant votre télévision.

Las ! C’était compter sans Ludovic, votre infatigable collègue des services techniques, qui semble prendre l’entreprise pour une colonie de vacances. Depuis sa messagerie professionnelle, il a organisé ce que vous redoutiez par-dessus tout : un pot de fin de semaine. Vous examinez la liste des participants, et vous vous apercevez que votre manager y va aussi. Avec un soupir, vous acceptez. Vous n’avez aucune envie d’y aller, mais l’heure est à la représentation. Maudit Ludovic.

La scène, mille fois reproduite dans des milliers d’entreprises en France, est banale.

Tellement banale que même la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français a dû se positionner. Dans un arrêt publié le 9 novembre 2022, la Cour de cassation estime que le refus d’adhérer à la valeur « fun et pro de l’entreprise » ne pouvait pas constituer une raison légitime de licenciement. En 2015, M. K.T. l’a pourtant vécu.

Salarié de l’entreprise Cubik Partners, il a été licencié pour « insuffisance professionnelle » car il ne se pliait pas « à la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine », que la Cour de cassation décrit, à la lecture du dossier, comme « générant fréquemment une alcoolisation excessive ». Les introvertis, amoureux de la séparation claire entre vie privée et travail, et allergiques aux sorties de groupes sont vengés : ils n’ont pas à participer aux événements festifs de l’entreprise s’ils n’en éprouvent pas l’envie.

Présentés comme des moments de détente, ces afterworks sont l’occasion de s’informer !

A la faveur du retour progressif au bureau après des mois de télétravail imposé, la pratique des pots a repris, avec une vertu évidente. « Dans notre domaine, le conseil, on est vite seul sur notre production quotidienne, raconte Julie, chef de projet sur l’environnement dans le secteur du bâtiment. Ces moments de convivialité nous permettent de ne pas être isolés. »

Une manière de resserrer les liens, à une époque où les salariés surtout ceux des services restent collés devant leur écran.

« Le pot est un rite, explique Soufyane Frimousse, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Corse. Il s’agit d’un acte de socialisation très important et de contrôle social : il établit les règles de la communauté dans laquelle le salarié évolue. »

Julie voit pourtant la plupart de ces soirées comme une corvée, alors qu’il se passe « rarement une semaine sans que des apéros spontanés ne soient organisés ». Cette fréquence se cogne à son quotidien. « Je connais mon rythme. Je sais que j’ai besoin d’un certain nombre d’heures de sommeil. »

Consciente de ses limites, la trentenaire a donc fait une croix sur beaucoup de ces sorties. Elle n’est pas la seule : d’après un sondage réalisé en 2017 par Opinion Way pour J’aime ma boîte et Privateaser, 59 % des salariés interrogés indiquaient ne jamais faire d’afterworks. Parmi eux, près des trois quarts des sondés déclaraient rentrer directement chez eux en fin de journée.

Mais ce rejet n’est toutefois pas sans conséquences. Julie l’a remarqué récemment, en se rendant à la soirée de fin d’année de sa société. « J’étais en décalage !, s’exclame-t-elle. En loupant des pots, j’ai manqué des informations sur des arrivées ou départs de collègues, mais aussi sur l’avancement des projets des différentes équipes. »

Revendiquée comme un moment de détente, la soirée est en réalité l’occasion de glaner des informations. Fanny, employée dans un grand cabinet de conseil, le confirme. Abonnée aux afterworks, elle les perçoit comme un moyen de faire avancer sa carrière : « Chez nous, ces soirées font partie intégrante du boulot. On observe qui compte dans la boîte. Elles permettent de nous montrer sous un autre jour et de nous rapprocher des personnes ayant le plus de responsabilités. »

Ceux qui prennent une part active dans leur organisation sont d’ailleurs mieux perçus que les simples invités. « J’ai participé au comité des fêtes et j’ai organisé des afterworks. Ma direction m’en a remerciée », raconte Fanny.

Dans ce contexte, les instants d’amusement en deviennent presque un travail. « L’afterwork est un prolongement du domaine du travail, estime Raphaël Liogier, philosophe et sociologue, professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Vous entretenez la culture d’entreprise au-delà des horaires, de manière à rendre les acteurs toujours plus disponibles. » Fanny, qui fréquente désormais régulièrement ses collègues en dehors des soirées d’entreprises. reconnaît s’investir davantage, poussée par « l’esprit de groupe ». « Venu des Etats-Unis. Cet état d’esprit a mis du temps a s’imposer en France, mais s’est déployé avec la création de start-up, note Marion Flécher, sociologue du travail, auteure d’une these sur le monde des start-up. Il existe une injonction presque manageriale a participer à ces fêtes, qui font désormais partie de la politique d’entreprise ».

Dans ce système de cour, terrain de jeu des extravertis, les employés sur la réserve partent avec un désavantage. Ce qui a le don d’exaspérer Luc, fringant trentenaire qui travaille dans la communication. « Beaucoup de gens vivent ces soirées au premier degré, à la manière du BDE (bureau des élèves). Cest une facon d’augmenter leur popularité, comme à la fac », soupire-t-il. Les absents des soirées d’entreprise et ceux qui en partent trop tot risquent donc de se retrouver face a un defi d’intégration. « Plus la structure est petite plus l’enjeu est important, estime Luc.

C’est renforcé pour les contrats courts. Cela passe par deux choses : le déjeuner et le verre après le travail. » Luc aime bien ses collègues. La preuve : il est le premier à lancer les discussions de groupe du midi.

Mais la consommation d’alcool, indissociable des rassemblements nocturnes, l’exaspère. « On bascule vite sur quelque chose de très français : pour être fun, il faut boire. Quand je m’y rends, j’ai toujours envie de prendre un Coca, mais je commande autre chose », décrit-il. Le recours à la boisson peut même être théorisé.

« Mon responsable me l’a dit d’emblée quand j’ai signé mon premier CDI, dans une autre société: « Je crois au management par l’alcool » », confie Thierry, directeur de clientèle dans une société de communication parisienne.

Moteur de l’esprit d’entreprise, la fête est aussi utilisée comme argument de séduction. « Lors de mon entretien d’embauche, on m’a clairement vendu la bonne ambiance », confirme Fanny. Au sein des grands groupes, la débauche de moyens déployée dans les séminaires et week-ends corporate vise à retenir des talents.

Début 2020, une vidéo publiée par une start-up spécialisée dans les services de traiteurs pour des événements, et notamment des fêtes professionnelles, avait bien capturé cet air du temps. « Chefing, c’est la start-up qui modernise l’événementiel des boîtes, qui booste leur ambiance et qui, surtout, règle le plus gros problème actuel, à savoir le désengagement des talents », expliquait en substance son PDG, Théobald de Bentzmann. « Ça montre bien que le créneau est suffisamment exploitable », remarque Thierry.

Selon une étude du cabinet Deloitte réalisée entre novembre 2021 et janvier 2022, 53 % des 18-25 ans interrogés envisageaient de quitter leur poste dans l’année, de même que 36 % des 25-35 ans. L’un des collègues de Fanny l’a d’ailleurs vécu. « Après un week-end organisé par notre cabinet, il m’a confié: « Avec ça, ils ont gagné trois mois » », sourit-elle. Avant de redevenir sérieuse : « A terme, ça ne l’empêchera pas de partir. » Et d’organiser un pot de départ ?

L’Express, Alexandra Saviana, 19 janvier 2023