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La pantoufle dans la rue : quand la sphère intérieure envahit l’extérieur.

Du salon à la rue, il n’y a qu’un pas… qu’ont franchi allègrement chaussons, savates, claquettes, mules et autres slippers. Esprit pantouflard revendiqué ou révolte esthétique en marche ? Renoncement au monde ou éloge du laisser-aller ?

L’avez-vous remarqué ? Dans la rue, il est désormais courant de croiser des gens en savates ou assimilées. Mais pas n’importe lesquelles ! On voit des Birkenstock Boston fourrées, des mules fluffy, des Ugg modèle Tasman, des slippers Gucci à poils… Et ce, quel que soit le temps. Mais pourquoi diable vouloir mettre un pied dehors en pantoufles ? Pour Vincent Cocquebert, auteur du récent La Civilisation du cocon (Éditions Arkhê), cet essor du homewear porté à l’extérieur est symptomatique d’un «désir de chez soi partout. Depuis le confinement de 2020, s’est opérée une forme de radicalisation de cette civilisation du cocon : les perspectives économiques ou climatiques étant objectivement angoissantes, un véritable recroquevillement a eu lieu dans les foyers. C’est le triomphe de l’accessoire doudou, on emporte sa bulle partout ».

Est-ce pour autant signe d’un ramollissement stylistique ? Pour Vincent Cocquebert, « le fétiche de la marque fait que ce qui était perçu comme du laisser-aller devient une marque de distinction. Dans un monde de plus en plus dur, le chausson est doux, c’est la chaussure ultime de notre société du self-care ». C.Q.F.D.

Généalogie de la pantoufle fashion

Au commencement était Phoebe Philo. Quand, en 2014, la créatrice anglaise glisse sur le podium une claquette façon sandale de curé agrémentée de fourrure, c’est l’émeute. Les fashionistas se ruent sur les Birkenstock, qui connaissent alors un gros retour de hype (LVMH acquiert en 2021 la majorité du capital de la marque allemande, NDLR). C’est l’acte de naissance de la tendance « ugly shoes » (chaussures moches), qui verra les plus improbables créations devenir totems fashion. Dans le sillage de cette claquette star, listons la mule fourrée Princetown de Gucci, apparue en 2015, véritable hit inattendu.

Bruckner, théoricien de la pantoufle

Fin 2022, l’essayiste Pascal Bruckner s’insurge contre le « rétrécissement de nos vies » entre canapé et connexion wifi, dans Le Sacre des pantoufles (Éditions Grasset). Pour lui, cette           « tyrannie sédentaire », qui nous oblige au repli à la maison, est tout simplement un renoncement au monde : « La maison, de nos jours, n’est pas un simple abri, elle est devenue un espace en soi, douillet et connecté, qui supplante le globe. Tout, ou presque, peut nous être livré à domicile. Pourquoi dès lors sortir du cocon et s’exposer ? ». Tristesse contemporaine de la génération Deliveroo ?

La mule de spa, totem du self-care

Qui mieux que Kim Kardashian pour encapsuler notre époque ? En 2022, l’influenceuse milliardaire est apparue en claquettes, façon sortie de pédicure (Balenciaga, 450 dollars), ou en chaussons moumoute, Yeezy (la marque de son ex-mari Kanye West). Quelques années auparavant, c’est encore elle, suivie de près par Justin Bieber, qui lançait la tendance des savates blanches de spa portées dans la rue. Pas de doute, la sphère intérieure envahit l’extérieur.

The Dude, la nonchalance

Bien avant l’explosion du homewear, il était un homme qui privilégiait le confort avant tout : le héros de The Big Lebowski, le film des frères Coen (1998). Incarné par Jeff Bridges, ce roi fainéant, appelé The Dude, ne sort qu’en robe de chambre et savates fatiguées. Pour lui, c’est un statement existentiel : il traverse la vie en pyjama par conviction. Un visionnaire.

La savate, « it shoe » d’un monde en télétravail

En France, selon Kantar, le marché du chausson représente 371 millions d’euros. Au moment des confinements, soit entre 2019 et 2020, il a même augmenté de 9 %. Cet hiver, avec la hausse des prix de l’énergie, on parie sur un pic de ventes de chaussons fourrés, bien pratiques quand le thermostat affiche les 19 °C réglementaires et que la réunion Zoom s’éternise. L’histoire ne dit pas si, en plus du col roulé, Bruno Le Maire porte des chaussons au ministère de l’Économie.

Chez Disney, une pantoufle de “verre”

Verre ou vair ? La controverse est connue. Dans le dessin animé de Disney, sorti en 1950, Cendrillon porte des pantoufles transparentes qui en ont fait rêver plus d’une. Le conte de Charles Perrault de 1697, repris dans de nombreuses versions en langues régionales de France puis par les frères Grimm au XIXe siècle, parle en effet de pantoufles en « verre » – une matière peu pratique pour danser, mais qui tient avant tout du merveilleux. C’est Balzac qui, dans son roman Sur Catherine de Médicis (1830), fait mention de « vair », en référence à la fourrure d’un petit écureuil. D’où le débat. Plus confort, mais moins fashion.

La charentaise, chouchoute de la Gen Z

Qui l’eût cru ? La savate la plus ringarde du monde est enfin devenue branchée. En 2017, c’est Gwyneth Paltrow qui révèle sur Goop être fan de ce chausson traditionnel, né à la fin du XVIIe siècle dans la région de Rochefort, et fabriqué à partir des rebuts de feutre utilisés pour la fabrication d’uniformes militaires. Longtemps synonyme de look de pépé, cette pantoufle, idéale pour se glisser dans ses sabots, est aujourd’hui prisée de la Gen Z, qui adore son look rétro cocardier. Elle a même reçu en 2019 le label IGP (Indication géographique protégée), une première. Pour bien choisir son chausson cousu-retourné, mieux vaut acheter du made in La Rochefoucauld, en Charente, of course.

La claquette, l’esprit sportif

Au mitan des années 2000, on découvre un nouveau spécimen : le geek en claquettes de piscine. Il s’appelle Mark Zuckerberg et conquerra bientôt le monde. Il est le premier à sortir, des abords du bassin de 50 mètres, la version plastique de la chaussure d’intérieur. Après lui, cette savate semi-rigide s’unira à jamais avec la chaussette. Pour le meilleur et surtout pour le pire.

Madame FIGARO, Séverine Pierron, 31 janvier 2023