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La mode et le big bang des réseaux.

Les marques découvrent l’énorme potentiel des réseaux sociaux, qui devraient capter   25 % des investissements publicitaires, tous secteurs confondus, en 2022.

Lena Mahfouf était au défilé Dior du 27 septembre, lors de la dernière fashion week de Paris. Vous ne connaissez probablement pas Lena Mahfouf, mais peut-être Lena Situations, le nom de son compte Instagram, suivi par 3,9 millions de personnes, ou de sa chaîne YouTube aux 2,42 millions d’abonnés.

Cette jeune femme de 24 ans est une influenceuse, devenue « Dior Girl », une « amie de la maison », comme la qualifie la filiale du groupe LVMH.

Tout comme Kim Ji-soo, dite « Jisoo », l’une des chanteuses du groupe Blackpink. En coulisses du défilé, cette Sud-Coréenne aux 65 millions de followers sur « Insta » a posé devant les photographes aux côtés de Bernard Arnault, patron du groupe de luxe, et de Pietro Beccari, PDG de Dior.

Lena Mahfouf n’a pas eu droit à cet égard. Plus de 327 000 personnes ont déjà « liké » la vidéo de son arrivée au défilé parisien, en remarquant probablement sa robe, son sac et ses lunettes, un total look Dior.

Dans les années 1990, les jeunes Français feuilletaient les magazines Elle, Glamour et Biba. Désormais, comme les Chinois, les Américains ou les Brésiliens, ils « scrollent » sur leur téléphone en zappant d’un compte Instagram à TikTok, en passant par YouTube, Snapchat ou Facebook. « L’influence s’est déplacée, même si les médias traditionnels en conservent une part », résume Thomas Jamet, PDG de l’agence d’achat d’espaces Mediabrands.

Les vedettes des réseaux sociaux se sont rendues indispensables dans l’industrie mondiale de la mode, qui réalise 154 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France.

Le temps de cerveau disponible

Tous les réseaux sociaux se disputent les budgets publicitaires des marques de mode. A Paris, Meta, maison mère de Facebook, d’Instagram et de WhatsApp, a construit un « hub », à vocation mondiale, entièrement consacré à ce secteur.

Une cinquantaine de personnes y travaillent. Elles proposent « accompagnements commerciaux » et « creative shop » aux griffes, pour les aider à adapter leur communication aux formats mobiles et aux courtes vidéos, explique Violaine Gressier, directrice de ce pôle chez Meta.

La plate-forme chinoise y recrute à tour de bras des spécialistes de la publicité et du luxe, dont Kristina Karassoulis, l’ex-directrice de la publicité du prestigieux quotidien Financial Times, à Londres

Le hashtag #fashion, se classe parmi les cinq hashtags les plus utilisés sur Instagram, qui rassemble plus de 2 milliards d’utilisateurs mensuels dans le monde, selon la chaîne CNBC.

Selon le cabinet d’études Insider Intelligence, en moyenne, aux Etats-Unis, les adeptes des réseaux sociaux passent 45 minutes par jour sur TikTok et YouTube, 35 minutes sur Twitter, et plus de 30 minutes sur Facebook ou Instagram. En France, parmi les 15-24 ans, Snapchat revendique 6,1 millions d’abonnés, devant Instagram et TikTok, respectivement 5,1 millions et 3,4 millions, selon la société Médiamétrie.

Aucune marque ne peut l’ignorer. Les sommes allouées à ces plates-formes s’envolent. Les investissements publicitaires sur les réseaux et les médias sociaux, tous secteurs confondus, devraient atteindre 187 milliards de dollars en 2022 (193 milliards d’euros), soit 25 % du marché total, selon l’agence d’achat média Zenith, qui leur prédit une croissance moyenne de 15 % par an d’ici 2024.

Sur les podiums, « les mannequins sont désormais aussi choisis en fonction de leur nombre de followers », rapporte une spécialiste

Ils devraient atteindre 300 milliards de dollars en 2024. A eux deux, les Américains Google et Meta raflent 70 % des investissements publicitaires en ligne. Sur Facebook, le nombre d’annonceurs du secteur de la mode a bondi de 41 %, en 2021, par rapport à 2020, selon l’institut d’études britannique Kantar.

Un taux de transformation

Car, en Corée du Sud, où ce réseau fait un tabac, le taux de transformation d’un post en achat peut, selon elle, atteindre des taux record de « 30 % à 40 % ». A en croire Sophie Roosen, directrice marque et impact de l’Union des marques (UDM), qui représente les annonceurs, ce n’est que le début de l’histoire.

« Jusqu’ici, les marques sont allées sur les réseaux sociaux pour améliorer leur notoriété », estime-t-elle. Aujourd’hui, à la suite des confinements et du boom associé de la vente en ligne, « c’est davantage le taux de transformation qu’attendent les annonceurs ».

La minividéo, nouveau spot de pub, transforme cette télé addictive en podium de vente. En 2020, 36 % des utilisateurs de réseaux sociaux disent avoir déjà acquis un produit après y avoir consulté une « story », ce format de vidéo courte ou de série de photos développé sur Instagram, Snapchat, Facebook ou YouTube, avance une étude de l’éditeur de médias et agence d’influenceurs Webedia.

Aux Etats-Unis, le nombre d’adeptes du social commerce (la vente en ligne liée aux réseaux sociaux) est en plein essor : en 2025, il atteindra 69 millions sur Facebook, 47,5 millions sur Instagram et 37,8 millions sur TikTok, d’après le cabinet d’études eMarketer.

TikTok n’est pas en reste. La plate-forme vante les mérites de son hashtag #tiktokmademebuyit, avec lequel ses membres taguent leurs posts pour clamer que le réseau social leur a fait acheter un objet présent dans une vidéo : ce mot-clé a été vu plus de 21 milliards de fois.

Manque d’outils de mesure

Pour beaucoup de créateurs qui débutent, Instagram est une façon de se faire connaître confirme Serge Carreira, chargé des marques émergentes au sein de la Fédération de la haute couture et de la mode. Puis, le réseau social devient un canal indispensable de vente. Fondée en 2014, Balzac Paris dispose d’une équipe de 15 personnes, sur un total de 70 salariés, pour gérer son marketing, notamment sur les médias sociaux. Instagram peut aussi moderniser une image.

En quelques mois, grâce à quelques posts « inspirants », sa communauté a atteint 140 000 personnes. La marque n’est toutefois pas en mesure de chiffrer le nombre exact de ventes ainsi obtenues sur le Net. « Mais personne ne l’est ! », assure un spécialiste. Car quel est le retour sur investissement des marques ? « Les annonceurs manquent d’outils pour le mesurer et le tracer », estime Jean-Luc Chetrit, le directeur général de l’UDM, en déplorant      « l’opacité » de certaines plates-formes.

Instagram est à son tour « phagocyté » par les marques de mode, déplore une spécialiste des relations publiques.

Chez Meta, on se dit bien conscient de ces travers : « Nous sommes attentifs à avoir un bon ratio entre publicité et contenus. Notre but reste de créer une expérience satisfaisante pour l’utilisateur. Et si vous aimez la mode, une publicité personnalisée montrant un sac peut être appréciée », argumente Violaine Gressier. Les annonces seraient une forme de prix à payer : la cadre de Meta cite une étude du secteur publicitaire selon laquelle 75 % des utilisateurs préfèrent surfer sur des réseaux sociaux gratuits avec des réclames… plutôt que d’avoir à payer pour y accéder.

Le monde, Juliette Garnier et Alexandre Piquard, 26 octobre 2022