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Ils sont la figure moderne du « self-made-man »

Les stars des réseaux sociaux, ciblées par une loi visant à encadrer leurs pratiques, capitalisent sur le récit de leur réussite individuelle, dans la tradition américaine de l’entrepreneur.

Placé au centre de l’image, l’objet est filmé comme un symbole des origines. Un minuscule et modeste caméscope gris, décoré d’un autocollant aux petits cœurs rouges. Cadeau reçu par la jeune Léna Mahfouf, quand elle n’était pas encore Léna Situations. « Tu peux découvrir ton amour de la vidéo avec cette caméra et finir sur un tournage avec toutes ces personnes », commente, en voix off, la désormais influenceuse star, tandis que le plan change pour la montrer aujourd’hui sur un plateau, entourée d’une équipe et d’un impressionnant matériel professionnel. Dans cette vidéo postée en avril 2022, reprenant le concept du draw my life (retracer sa vie en dessins), celle qui est devenue l’une des vidéastes les plus influentes de France revient sur le tout « début », avant sa fulgurante notoriété.

Léna Situations y livre le récit romancé de ses débrouilles et de son travail acharné pour parvenir à atteindre son rêve. Dans un savant avant-après visuel, elle résume : « Tu peux t’amuser à faire des magazines de mode petite, et ensuite faire la couverture des plus grands. » Et conclut avec cette formule : « Rien n’est impossible » également slogan de la marque Adidas, qui sponsorise la vidéo.

Les 2,8 millions de visionnages de la séquence disent beaucoup de la fascination pour celles et ceux qui, sur les réseaux sociaux, se sont imposés par leur parcours, et leur mise en récit, comme les nouveaux visages du self-made (wo) man. Dans le sillage du mythe de l’entrepreneur génie des années 1980 qui se serait fait « tout seul » dans un garage comme le conte la légende de Steve Jobs, aux origines d’Apple, l’influenceur ayant débuté dans sa chambre, avec une webcam ou un smartphone pour seule ressource, devient la figure moderne de la « success story » entrepreneuriale.

« Une manière de rêver à un autre avenir »

Comme d’autres stars du Web, Léna Situations est d’ailleurs, à 25 ans, à la tête d’un empire en marche, avec sa ligne de vêtements, ses magasins pop-up éphémères (devant lesquels ses fans sont prêts à faire la queue pendant des heures), ou son dernier livre de développement personnel (Toujours plus, Robert Laffont, 2020) vendu à 300 000 exemplaires  sans oublier son invitation, décrochée en 2022, au prestigieux Met Gala, consécration de l’entrée de l’influenceuse mode dans la cour des plus grands.

Une ascension soigneusement narrée que son public suit étape par étape, du bas de l’échelle jusqu’au sommet. « La réussite de Léna Situations c’est tellement un goal dans une vie » ; « C’est la définition même de la réussite » ; « C’est vraiment la working girl à doooonf, je l’admire trop, cette femme » ;       « Elle me donne envie de devenir une méga businesswoman », peut-on lire sur les réseaux sociaux, de la part de jeunes fans fascinés.

Plusieurs études, dans des pays anglophones notamment, montrent que le métier d’influenceur s’est hissé en tête des rêves des jeunes en 2019, un sondage Harris Poll indiquait même que trois enfants américains et britanniques sur dix souhaitaient devenir youtubeurs ou tiktokeurs.

Cette image du self-made-man est mise en scène par les influenceurs      eux-mêmes. « Dans leur rhétorique, on retrouve en particulier le récit de l’outsider : celui qui est parti de rien, qui a tout gagné à la sueur de son front, a dû bricoler avec les moyens du bord, et insiste pour cela sur ses origines modestes, ou en force le trait », décrypte Stéphanie Marty, maîtresse de conférences en sciences de l’information à l’université Paul-Valéry Montpellier-III.

Une image modeste et de bosseurs

Dans son draw my life, Léna Situations raconte aussi les jobs étudiants qu’elle a dû cumuler pour payer ses études de mode dans une école privée, attestant par cela une origine modeste et, d’un même trait, sa détermination de bosseuse. Dans une interview pour le média Brut, elle expliquait avoir vécu « une sorte de choc de classes sociales » à son arrivée dans cette école. Sans appartenir aux catégories les plus aisées, elle a toutefois grandi en plein cœur de Paris avec des parents dans le milieu artistique, sa mère styliste avec sa propre boutique et son père dessinateur de presse.

« Nombre d’entre eux montrent les coulisses de leurs vidéos : une manière de se mettre en scène au travail, de montrer l’épuisement, les difficultés, les activités moins reluisantes, comme la comptabilité ou l’enchaînement de réunions, pointe Stéphanie Marty. Cela participe à la success story, en montrant que tout n’a pas été donné d’avance pour eux et qu’ils le        méritent. » Ce récit permet de parer aux critiques sur un mode de vie devenu plus dispendieux, mais aussi de se distinguer des succès de certains influenceurs forgés sur des pratiques mercantiles douteuses, sur le gril ces derniers mois.

Le 30 mars, l’Assemblée nationale a voté, à l’unanimité, une loi destinée à encadrer davantage ces pratiques et à réguler le secteur très critiqué.

Mirages et arnaques

Ces figures portent une certaine vision méritocratique de la société : un discours du « quand on veut, on peut », où les origines sociales de chacun s’effaceraient. « C’est sur cette idéologie que les réseaux sociaux numériques sont fondés : l’illusion de plateformes ouvertes à tous, qui prend racine dans le modèle du rêve américain selon lequel tout un chacun peut créer sa propre réussite », analyse Stéphanie Lukasik.

Ceux qui tirent leur épingle du jeu sont rarement issus de milieux populaires, et la plupart capitalisent sur des réseaux préexistant HugoDécrypte, diplômé de Science Po ; Tibo in Shape, de Toulouse Business School ; Carlito, fils du chroniqueur de télévision Guy Carlier. « Ceux qui réussissent sans capital de base sont l’exception. La plupart des plus gros avaient du talent mais aussi tout un écosystème autour d’eux. Sans cela, c’est difficile de percer », note la chercheuse. L’époque du youtubeur seul dans sa chambre est révolue.

Mais cette rhétorique d’une réussite accessible à tous à condition de le vouloir permet à certains de faire de juteuses affaires. Sur les réseaux sociaux, des vidéastes à la sauce « start-up nation » vendent des programmes clés en main pour passer « d’étudiant fauché à millionnaire en un an ». Derrière, un certain nombre de mirages et d’arnaques, avec, notamment, des propositions de souscription à des produits financiers hasardeux, qui sont dénoncés depuis quelques mois.

Véritable manne financière, le phénomène rejoint aussi la mouvance du développement personnel. Chaque star des réseaux y va de sa vidéo ou de son livre pour donner ses conseils de réussite à ses abonnés, ou les encourager à « ne pas se mettre de barrières ».

Le Monde, Alice Raybaud, 5 avril 2023