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Dans les pays développés, on ne meurt plus de famine mais d’obésité !

Le sucre est un élément-clé de la pâtisserie. Celle-ci s’est toutefois considérablement allégée, et expérimente d’autres voix crédibles.

Tanet pour « le monde »

Depuis la fin des années 2010, le sucre a été particulièrement diabolisé, thème de prédilection d’une littérature détaillant ses méfaits pour la santé et proposant des solutions pour se libérer de son « pouvoir addictif ». En parallèle, les rayons des supermarchés se sont gonflés d’alternatives au sucre de betterave, particulièrement critiqué, telles que le muscovado ou le sirop d’agave. Au printemps 2021, l’influent Pierre Hermé a même lancé une gamme « gourmandise raisonnée », avec des gâteaux moins sucrés, moins caloriques.

Dans les boutiques Pierre Hermé, la pâtisserie « raisonnée », dont les mérites avaient été vantés en grand sur les vitrines, s’est faite plus discrète : l’offre concerne désormais quelques gâteaux, que l’on suggère aux clients en quête de pâtisserie plus légère, mais elle n’est plus un outil de communication. « La gourmandise raisonnée continue d’être un de mes axes de travail, au même titre que la pâtisserie végétale, mais elle ne concerne pas la totalité de mes gâteaux », explique Pierre Hermé, soucieux de ne pas priver sa clientèle fidèle des classiques (tarte infiniment vanille, Ispahan…) qui font son succès.

In fine, le sucre est-il diabolique ?

Qu’en pensent les (bons) pâtissiers et comment le dosent-ils ? Une chose est sûre, la plupart ont réduit les quantités par rapport à ce que l’école leur avait enseigné et enseigne parfois encore, en se fondant sur les standards de Gaston Lenôtre, chez qui le sucre jouait un rôle d’exhausteur de goût, de texturant, et aussi de conservateur à une époque où la réfrigération n’était pas toujours possible.

« Aujourd’hui, je mets 65 grammes de sucre au litre de crème pour faire de la chantilly, mais lors de mon apprentissage, dans les années 1980, on disait qu’il en fallait 160 grammes », se souvient Arnaud Larher, pâtissier à Paris. A la même époque, Frédéric Bau, aujourd’hui directeur de la création du chocolatier Valrhona, travaillait dans une pâtisserie à Nice : « Les gâteaux restaient parfois dix jours en vitrine sans être réfrigérés et on imbibait leur biscuit avec un sirop très sucré pour éviter que ça fermente. »

Désucrer, un « boulot monstrueux »

« Le phénomène de diminution du sucre en pâtisserie a commencé il y a une vingtaine d’années et s’est accéléré depuis six ou sept ans », estime de son côté Claire Heitzler, passée par Lasserre et Ladurée et qui possède désormais sa boutique à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine).

Trois décennies après la gastronomie salée qui s’est assainie dans les années 1970 avec l’avènement de la nouvelle cuisine, la pâtisserie française s’est allégée en sucre, en gras, en alcool. En même temps, un certain nombre de pâtissiers français tels que Pierre Hermé, Sébastien Bouillet ou Jean-Paul Hévin ont ouvert des boutiques au Japon et, pour s’adapter au goût local, ont appris à désucrer.

Un projet plus complexe qu’il n’y paraît car le sucre est un élément-clé de la pâtisserie française et joue un vrai rôle dans la structure des gâteaux. « Cela fait seize ans que je travaille sur le sujet, c’est un boulot monstrueux qui à juste titre peut faire peur », affirme Frédéric Bau. « Il n’y a pas une règle d’or qui consisterait à enlever 20 % de sucre partout, il faut ajuster sa réflexion pour chaque dessert », confirme Arnaud Larher.

Pour les préparations fruitées, une solution assez simple consiste à utiliser des fruits frais et de saison. « Quand le fruit est à maturité, il est plus goûteux, affirme le pâtissier lyonnais Sébastien Bouillet. Inutile de rajouter 10 % de sucre dans une purée de fraises comme le faisaient mes parents. »

« Le sucre a longtemps servi à masquer des matières premières de mauvaise qualité. Je veux que mes desserts laissent la place aux fruits et aux épices », affirme Claire Heitzler, dont la succulente tarte au citron meringuée (7 euros) est agrémentée d’une marmelade d’agrumes, d’un crémeux citronné twisté de quelques suprêmes de citron vert et d’une meringue « désucrée » parfumée aux zestes.

« On achète aux primeurs autour de la boutique des fruits très mûrs qu’ils auraient du mal à vendre mais qui sont parfaits pour la pâtisserie », explique de son côté Marie Dieudonné, qui a lancé Sucré Cœur dans le quartier de Pigalle, à Paris, et dont la tarte aux poires (végane, 6,50 euros) est un vrai délice.

Pour les pâtisseries sans fruits, telles que le paris-brest, la religieuse ou même le macaron, dont la coque est essentiellement composée de saccharose, la mission d’ôter du sucre peut s’avérer plus difficile. Utiliser du miel ou de la cassonade plutôt que du sucre blanc de betterave ne change presque rien à l’apport nutritionnel. Les édulcorants artificiels ont été globalement écartés par les pâtissiers : en travaillant à un livre de recettes avec Canderel dans les années 1990, Pierre Hermé s’est rendu compte que l’aspartame se déformait à la cuisson ou au contact de l’acidité.

Pour faire un gâteau moins sucré mais structuré, reste l’option d’utiliser de la gélatine ou de la pectine. « Beaucoup de jeunes pâtissiers en abusent pour assurer le côté esthétique, sans se rendre compte que c’est au détriment du goût », critique Arnaud Larher, qui a goûté beaucoup de chantilly « trop dense, trop collée, sans longueur en bouche ». Lui a recours à une autre astuce, le gras, qui apporte du goût en plus de la structure. Dans son saint-honoré vanille par exemple (8,50 euros), il a désucré la crème chantilly et la crème pâtissière, mais a ajouté 5 % de praliné. « Il arrive en fin de bouche et donne un vrai équilibre », estime le chef.

Du gourmand instagrammable

La tendance naturelle des pâtissiers à se tourner vers le gras est encouragée par les réseaux sociaux qui raffolent de « foodporn ». « Sur les réseaux sociaux, il faut surprendre et apporter un côté magique, pas coller à la réalité », rappelle la star d’Instagram Cédric Grolet, spécialiste des vidéos maximalistes mais qui affirme, dans la vraie vie, avoir divisé les quantités de sucre par deux depuis le début de sa carrière.

« Pour trouver sur Instagram un paris-brest qui ne dégouline pas de praliné, il faut se lever de bonne heure », soupire Frédéric Bau, convaincu que les pâtissiers ont une responsabilité envers ceux qu’ils nourrissent. « Dans les pays développés, on ne meurt plus de famine mais d’obésité. On ne peut plus continuer à bourrer les gens de sucre et de gras. A terme, il faudra peut-être renoncer à certaines préparations, telles que les glaçages ou les nappages à la confiture sur les tartes. »

Mais la radicalité de Frédéric Bau reste assez singulière dans le milieu. La pâtisserie demeure associée à la gourmandise et donc à une forme d’excès calorique tolérable car exceptionnel. « Une pâtisserie sert à se faire plaisir, et personne ne mange de gâteaux tous les jours », estime Claire Heitzler. « Le sucre et le beurre apportent le côté réconfortant, c’est le retour en enfance », estime Nina Métayer, pâtissière parisienne, qui, après avoir progressivement baissé le taux de sucre dans son flan en 2021, a fini par faire machine arrière à la suite de remarques de clients trouvant que son gâteau manquait de gourmandise. « On a beau tout remettre en question, le gras et le sucre restent la base de notre métier », devise François Daubinet.

C’est exact lorsqu’on reste dans le cadre de la pâtisserie française classique, où la crème pâtissière, la pâte sablée et le praliné constituent la sainte trinité. « Mais pourquoi ne remplacerait-on pas un fond de tarte par autre chose ? », interroge Jessica Préalpato. La pâtissière, qui s’apprête à ouvrir sa première boutique à Paris et pour qui « le sucre ne doit être qu’un assaisonnement », expérimente sans relâche depuis deux ans. Elle remplace les fonds de tarte par des feuilles végétales, par exemple de bananier, et a mis au point une pâte à tarte composée à 40 % de purée de fruits et 60 % de farine de riz, sans sucre ajouté.

Le Monde, Elvire von Bardeleben, 13 février 2023