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C’est le nouveau luxe…

Télévision, notifications, klaxons… Notre cerveau et nos oreilles sont continuellement mis sous tension. Comment reprendre le contrôle ?

« L’époque est au vacarme. » L’époque est au fracas, au tapage, aux pétarades et aux grésillements, aux commentaires et aux notifications : l’époque est au bruit. L’écrivain Jean-Michel Delacomptée le dit dans son Petit Éloge des amoureux du silence (Gallimard), qui décrit avec finesse, humour et grommellements les tourments endurés par les « ennemis du raffut » : « À l’instar des grands singes anthropoïdes et de la tulipe sauvage, le silence est une espèce en voie d’extinction. » Fini, le silence. Mort, disparu. Avec tout de même ce paradoxe qu’on n’a jamais tant produit de discours qui fassent son éloge funèbre, déplorent sa perte et prient pour sa résurrection.

Que les villes soient bruyantes n’a rien de très neuf. Sans doute l’ont-elles été bien davantage, rappelle Alain Corbin dans sa belle Histoire du silence (Albin Michel), à l’époque où l’on y amenait et abattait des troupeaux entiers, où les cris de métiers entretenaient un brouhaha permanent, où les cloches sonnaient sans discontinuer et où l’on trouvait des forges jusque dans les étages des immeubles … Mais la sensibilité au bruit a pris son essor en même temps que l’individu, l’intimité, la chambre à soi : on revendique désormais le droit d’être au calme, de se ressaisir.

Cela alors même que le XIXe siècle a fait oublier le goût pris auparavant à ce que l’historien appelle les « sa­veurs », les « textures » du silence. Le bruit est devenu pénible en même temps que son absence devenait in­quiétante. Dans Du silence, le sociologue David Le Breton parle même d’une « phobie » contemporaine, d’une « quête passionnée de saturation auditive ». Vite la radio, la télévision, la musique d’ambiance, les écouteurs ! Les minutes de silence elles-mêmes semblent pénibles, et ne durent pas toujours soixante secondes. À quoi s’ajoute le trop-plein de la communication virtuelle : ça parle, sans arrêt. Dans son dernier spectacle, l’humoriste Blanche Gardin faisait cette recommandation qu’on est tenté de prendre au sérieux : fermer Twitter à minuit, comme on ferme un bar. « On ne passe plus cinq minutes sans s’exprimer : même quand ton téléphone est dans ta poche, ça continue sans toi, ça discute dans ton slip ! »

« Comprendre que le silence n’est pas du vide, mais de l’espace. », Coco Brac de la Perrière

Coco Brac de la Perrière en fait carrément « l’une des formes les plus perfectionnées de la conversation » – le paradoxe était tentant. Coach, experte en « digital detox », elle se targue d’avoir été la première à introduire la méditation de pleine conscience en entreprise, il y a une dizaine d’années.

Elle a organisé des premiers dîners en silence, avec des chefs prestigieux, des lieux d’exception, un personnel formé à éviter les tintements de vaisselle. Pour « offrir le silence comme on offre un bonbon », une denrée précieuse. « En l’absence de bruit extérieur, dit-elle, il y a quelque chose qui nous demande de nous taire aussi, au fond de nous : on se confronte au bruit de la pensée, à son brouhaha, à son pia-pia-pia, à cette prolifération incessante, et on redevient capable de l’apaiser. Toute la méditation est là : réussir à rester assis en silence. Comprendre que le silence n’est pas du vide, mais de l’espace. Qu’il permet d’économiser son souffle, d’économiser sa vie. » Cela demande effort et discipline. Coco Brac de la Perrière dit sortir « épuisée » de ces séquences où elle commence par affronter des « masses compactes de résistance ». Aujourd’hui, c’est uniquement à des entreprises qu’elle propose ses dîners : « Trop cher et compliqué à organiser pour le grand public. »

Des cochons d’Inde ont été exposés à quatre heures d’Adele à plein tube. Les rongeurs ont mis plus de deux jours à récupérer.

Selon l’Agence européenne pour l’environnement, les nuisances sonores sont à l’origine de plus de 10 000 décès prématurés par an. Chez les Franciliens, elles conduiraient à une perte de plus de sept mois de vie. À quoi s’ajoutent les dégâts sur l’audition elle-même, considérables. Une équipe de chercheurs a récemment fait subir à des cochons d’Inde quatre heures d’Adele à plein tube, une musique très compressée : les rongeurs ont mis plus de deux jours à récupérer.

L’effet confinement

L’Organisation mondiale de la santé considère le bruit comme la deuxième source de nuisance environnementale, après la pollution atmosphérique. En France, en 2021, le Conseil national du bruit estimait à 147 milliards d’euros son coût social : santé, mais aussi dépréciations immobilières, perte de productivité ou retards d’apprentissage. Ces chiffres-là font partie des multiples tentatives d’objectivation du phénomène car les données manquent, et la question commence à être prise au sérieux.

Dans l’insurrection des ennemis du bruit, le confinement a eu son rôle. « Ça a été un saut quantique !» avance même Coco Brac de la Perrière. Pour la première fois, les urbains découvraient à quoi pouvaient ressembler des villes délestées de la circulation, des magasins, des travaux, des cafés. Les oiseaux n’étaient plus contraints de s’époumoner : ils ont chanté plus, et mieux. On les a entendus, et écoutés. « Les animaux ne sont pas moins sensibles que nous aux nuisances sonores, explique Jérôme Sueur, éco-acousticien au Muséum national d’histoire naturelle et auteur du Son de la Terre (Actes Sud). Le bruit a un impact sur leur capacité à communiquer, à s’orienter, à se reproduire, et chaque trouble subi par une espèce est susceptible de se répercuter sur ses proies et sur ses prédateurs »

L’éco-acoustique cherche justement à mesurer ces effets. Le principe de cette jeune discipline est de dessiner les paysages sonores de tel ou tel milieu pour en déduire un état de la biodiversité, de sa santé et de ses évolutions. Dans le parc régional naturel du Haut-Jura et la réserve naturelle des Nouragues en Guyane, des appareils enregistrent ainsi l’atmosphère sonore à raison d’une minute tous les quarts d’heure. « Dans le Haut-Jura, qui est pourtant une zone très préservée, 75 % des enregistrements sur une année sont pollués, notamment par des moteurs d’avion », explique Jérôme Sueur. À partir de quel niveau de décibels ou de quelle fréquence dans les intrusions l’impact écologique est-il avéré ?« Le grand enjeu est aujourd’hui de réussir à mesurer tout cela, afin d’imaginer des réponses ».

Le silence gagne en effet de nouveaux adeptes. Le bioacousticien Gordon Hempton a lancé en 2019 la fondation Quiet Parks International, qui s’appuie sur des bénévoles, afin de dénicher des espaces de silence un peu partout sur le globe. Le critère : quinze minutes sans aucune pollution sonore d’origine humaine, trois jours d’affilée. Si aucune zone n’a encore été trouvée en France, la fondation est en passe de sélectionner un premier espace de calme urbain à Paris … au cœur du Père-Lachaise.

« Les critères sont moins drastiques que dans les parcs naturels : il faut que le bruit n’excède pas 45 décibels, avec moins de huit perturbations sonores par heure », explique Mathieu Chiaverini, ingénieur du son qui vient de rejoindre les bénévoles de la fondation. Il prévoit de tendre ses micros vers le bois de Vincennes, dans l’espoir d’y trouver une nouvelle zone de silence, gratuite. Quiet Parks International, elle, propose avec une agence de voyages des séjours dans les lieux les plus calmes du globe : jusqu’à 3 450 dollars, pour quatre à six jours de paix.

Le Point, Marion Coquet, 29 mai 2022