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Tisanes, eaux, thés, distillats… Le zéro alcool au menu des tables étoilées !

Infusions de fruits, distillats de légumes, thé, café, produits lactés… les chefs proposent de plus en plus souvent des boissons sans alcool inédites pour accompagner leurs mets raffinés. Alors prêts pour l’abstème ?

« Je me souviens de la frustration ressentie dans un restaurant étoilé alors que j’étais enceinte», rappelle l’Argentine Paz Levinson, chef sommelière exécutive du groupe Pic. « Les autres profitaient des accords mets-vins, moi j’étais à l’eau avec l’impression d’être punie. » Dans le restaurant trois macarons de Valence (Drôme), comme dans les autres établissements (Paris, Londres, Lausanne, Megève, Singapour) dirigées par la chef Anne-Sophie Pic, celle qui fut sacrée meilleur sommelier des Amériques en 2015 s’attache désormais « à faire vivre une expérience sublime, avec ou sans alcool ».

Même si une volumineuse carte des vins reste un indispensable atout pour tout restaurant gastronomique français, les territoires quasi vierges des associations entre mets et boissons sans alcool se révèlent passionnants à défricher. Fruits d’échanges constants entre la sommellerie et les équipes de cuisine, ces nouveaux horizons sont explorés au moyen d’infusions, extractions, distillats, clarifications, sirops, exploitant fruits, légumes, thé, café, produits lactés, pour une gamme créative de breuvages et de « pairings » (mot utilisé en cuisine pour parler d’accord gustatif) à rendre jaloux les amateurs de bonnes bouteilles. « Ce travail permet des associations encore plus précises car nous les maîtrisons de bout en bout », insiste Paz Levinson.

Un type d’initiative qui commence à séduire d’autres toques – Alexandre Mazzia, à Marseille ; Mauro Colagreco, à Menton ; Reine Sammut, à Lourmarin ; Laurent Petit, à Annecy ; Florent Ladeyn, à Lille… Pour le plus grand bonheur de la part croissante des clients abstèmes (qui s’abstiennent de boire de l’alcool) pour raison de santé, de philosophie, de religion, d’âge, de travail ou de sécurité routière.

Logiquement, cette créativité sans éthanol s’est d’abord développée dans des pays moins profondément attachés que la France à une culture viticole. A l’instar du Danois René Redzepi, au Noma, à Copenhague, la nouvelle vague scandinave a lancé cette tendance, il y a une dizaine d’années. « C’est en travaillant au Maaemo, un restaurant gastronomique d’Oslo, il y a sept-huit ans, que j’ai découvert ces menus associant des plats avec des concoctions spécialement profilées pour une clientèle ne buvant pas d’alcool ou désireuse de tenter d’autres expériences », rappelle Thomas Lorival, chargé depuis cinq ans de la sommellerie du Clos des sens, le restaurant triplement étoilé du chef Laurent Petit, à Annecy.

Eau d’échalote grillée

« Cela m’a ouvert l’esprit, même si nous avons mis du temps à mettre ça en place chez nous », ajoute Thomas Lorival en précisant que cette nouvelle proposition, développée à Annecy depuis le mois de juin, a nécessité la création d’un poste spécifique dans son équipe de sommellerie. « Tous les matins, Anaïs Bercegeay travaille ainsi deux-trois heures avec moi et les cuisiniers pour élaborer ces jus et boissons. » Comme cette eau d’échalote grillée surmontée d’un lait fumé, qui accompagne une tarte au chou à la féta, sauce aux œufs de brochet. « Ce travail apporte une dimension créative que n’avait pas notre métier », se félicite le sommelier qui propose un supplément de 75 euros aux menus du Clos des sens, pour vivre l’expérience « accords mets-jus » (et 85 euros pour les associer à cinq verres de vins).

De fait, l’expérience de ce type d’accords séduit autant par la diversité de goûts capables d’étirer la complexité d’une assiette que par sa façon d’éviter de saturer les papilles ou de faire tourner les têtes, autrement qu’émotionnellement.

Au Mirazur, servi dans un verre à champagne, un kéfir de cédrat, adouci d’une goutte de sirop d’amande, vivifie le palais au moment des amuse-bouche.

Au Mirazur, spectaculairement accroché au-dessus de la baie de Menton, la cuisine de Mauro Colagreco se prête joliment à l’exercice. D’autant que l’Italo-Argentin a accentué la dimension végétale de celle-ci, à la suite des confinements. « Je suis restée enfermé dehors pendant plusieurs mois », explique celui qui possède une maison accolée à l’un des cinq jardins potagers exploités pour son restaurant. « Cela m’a permis de me remettre en question en étant plus connecté que jamais à la nature. » A la réouverture de son trois-étoiles, le chef a choisi de rythmer son menu (et le décor de sa salle) en fonction du calendrier lunaire observé par ses jardiniers. Tous les deux, trois ou quatre jours alternent ainsi les jours « feuilles », « racines », « fruits » ou « fleurs », ainsi que les plats et les boissons qu’ils suscitent.

Ces dernières profitent de cette connexion potagère, en particulier grâce à Laura Colagreco, la sœur du chef, qui, au moment de la crise sanitaire s’est passionnée pour l’élaboration de breuvages fermentés. « Nous avions une profusion de produits inexploités dans nos jardins et du temps pour imaginer quoi en faire », rappelle-t-elle. Toute une gamme de kéfirs, de kombuchas (de cédrat, sureau, figue, mimosa, fleur d’oranger, réglisse…), mais aussi de sirops et de vinaigres, est née de cette réflexion.

Commercialisées en tant que telles, ces boissons servent aussi de bases aux nombreuses créations élaborées par la chef sommelière Magali Picherie pour son menu d’accords non alcoolisés (à 460 euros, contre 570 euros pour l’accord mets-vins). Servi dans un verre à champagne, un kéfir de cédrat, adouci d’une goutte de sirop d’amande, vivifie ainsi le palais au moment des amuse-bouche. La tonicité d’un kombucha d’hibiscus, allongé d’une infusion d’algue dulse et d’un trait de sirop de citron contrastera ensuite avec la ronde complexité d’une fantastique assiette de poulpe, tendron de veau et ravioles de peau de poivron farcies de cochon noir, arrosées d’un bouillon aux trois viandes.

Comme pour les vins, celle qui vient d’être désignée sommelier de l’année par le guide Gault & Millau 2022 aime jouer des harmonies et des oppositions. Pour un plat aussi suave que les haricots blancs-crémeux d’œuf-truffe blanche, Magali Picherie a mélangé kombucha de café, infusion d’écorce de cacao criollo et une touche de sirop de châtaigne, pour concilier gourmandise pâtissière et une amertume atténuant l’opulence de l’assiette. De même, celle qui étudia avec maître Tseng à la Maison des trois thés (Paris 5e) jouera de la légèreté automnale de tasses d’oolong et de pu-erh (millésime 1995) pour clarifier la richesse d’un suprême de pintade, cèpes poêlés et crus, sauce Albufera et sésame noir.

« Nous n’essayons pas de copier le monde des vins », assure de son côté Paz Levinson. Celle qu’Anne-Sophie Pic considère comme son « âme sœur » partage avec celle-ci l’obsession perfectionniste du mariage des saveurs, une quête de subtile singularité. Fin septembre, le « voyage en dix haltes » du menu-dégustation (à 480 euros avec boissons sans alcool ou 570 euros en accord mets-vins) émerveillait par l’échange de techniques entre cuisine et sommellerie, qu’il s’agisse de création de cocktails ou de la mise en avant de la pureté des produits.

Classique sans cesse renouvelé de la maison, l’assiette de mini-tomates, explosant en bouche telles de petites bombes juteuses, parfumées de verveine citron, d’absinthe et d’une variété d’eucalyptus aux arômes de fraise, se prolongeait dans un verre d’eau de pastèque, fraise à l’eucalyptus et verjus, éclatant de fraîcheur fruitée. Une correspondance gustative autant que chromatique, qu’on retrouvait dans les reflets orangés d’une imprégnation de sureau et poivron au thé Jin Jun Mei taquinant l’iode d’un rouget, le fumet grillé d’une tartelette au poivron et la sucrosité florale d’un sabayon jasmin-fleur d’oranger.

Si Paz Levinson jure que l’accord de couleurs entre plats et boissons n’est pas une fixette, elle est pourtant de nouveau évidente avec le jus de cerise de Styrie (Autriche) accompagnant la betterave au sabayon de cassis, ou avec le thé vert gyokuro, à la sapidité très umami, associé à des berlingots dont la fine pâte au thé matcha est farcie de fromage de chèvre fondant.

Pas ici de mélanges de jus, sirop ou distillat, mais l’expression d’un produit magnifié par un rituel. Celui d’une infusion au guéridon (effectuée en salle devant le client), avec sablier et service à thé, comme ce sera le cas plus tard avec un café geisha du Panama (l’un des plus rares au monde), doucement filtré devant le convive dans une cafetière filtre. Transvasé dans une carafe rafraîchie, ce sombre nectar aux amers adoucis rencontre idéalement le fondant d’un agneau de lait, corsé d’olives, de carvi, de poivre d’agrumes et d’élixir de chartreuse.

La revanche de l’abstème signifie-t-elle la mort du vin ? « Au contraire, jurent les dames de Pic, nous ne vendons pas moins de vins, mais nous procurons de belles expériences à plus de clients. »

Le Monde, Stéphane Davet, 06 janvier 2022