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Ugly shoes, pointure de mode

Sortir les Crocs, adorer les Birkenstock, plébisciter les Méduses … Cette saison, plus que jamais, on foule aux pieds le prétendu bon goût et on entre à grand pas dans une esthétique choc mais cool.

Au départ, elles n’avaient rien de sexy. Orthopédiques, utilitaires, banales, voire pour certaines stylistiquement improbables, les chaussures initialement conçues pour le confort du quotidien n’étaient pas programmées pour devenir des stars du bitume. Pourtant, elles ont pris tout le monde à contrepieds. Les voici désormais au sommet de la désirabilité. Sur la plateforme de shopping Lyst, les recherches concernant celles qu’on appelle les ugly shoes (chaussures moches) ont bondi de 93 % au cours des douze derniers mois. Parmi les catégories les plus convoitées, les sandales Birkenstock (+ 125 %), les chaussons type UGG
(+57 %) et les sabots genre Crocs (+56 %).

Après la botte de pluie caoutchoutée qui fait fureur depuis 2020 – celle de Bottega Veneta en polymère biodégradable est devenue un must -, voici aussi venue, dans les rayons de l’été, une nouvelle vague de souliers douteux, mais au degré de coolitude absolu. Dans les vitrines des Galeries Lafayette, à Paris, s’est notamment échoué un banc de sandales Prada esprit méduses qui ne passent pas inaperçus. La UGG fourrée se réinvente aussi et vient même de passer un cap couture avec une réinterprétation signée Kevin Germanier. Lors de la dernière Fashion Week de Paris, le créateur les a fait défiler sur le runway dans des versions extravagantes, ornées de plumes et de cristaux Swarovski recyclés. Le moche, dernier chic de la mode ?

À côté des Birkenstock ou des Crocs, les sabots, mules en caoutchouc ou claquettes de piscine (logotypées, c’est mieux), sandales de pêcheurs ou méduses gélifiées semblent bien parties pour courir vers le succès. Il ya de plus en plus de demandes vers ce type de produits qui cassent les codes.

La course aux tatanes disgracieuses est le nouveau défi des créateurs de mode et si les ugly shoes ont gagné aujourd’hui leurs lettres de noblesse, c’est aussi grâce à leur collaboration avec les griffes de luxe les plus innovantes. « C’est la vocation des designers de questionner le beau, le laid et de repousser les limites de l’un et de l’autre, analyse Thomas Zylberman, tendanceur au bureau Carlin Creative. En retravaillant les chaussures dites moches, ces derniers apportent une relecture qui va faire de l’incongruité d’hier la hype d’aujourd’hui ».

La tentation du luxe

Pionnière en la matière ? La Birkenstock. La chaus­sure orthopédique allemande, lancée en 1896 par Konrad Birkenstock, ne cesse depuis les années 2000 de gagner en fashion crédibilité. Ses partenariats haut de gamme avec Valentino, Jil Sander, Rick Owens ou tout récemment Dior Homme l’ont fait grimper des chemins escarpés aux podiums les plus huppés. La « Birk », comme on l’appelle familièrement, atteint cette année un degré de luxe ultime avec Manolo Blahnik, dont les modèles dignes d’un tapis rouge hollywoodien sont sortis le 24 mars. L’empereur de l’escarpin glamour a toujours clamé son amour pour celle qui fut longtemps considérée comme la sandale du touriste allemand estival.

Autre signe d’attractivité de la sandale que tous s’arrachent : les fonds d’investissement L Catterton du groupe LVMH et Financière Agache, la holding familiale de Bernard Arnault, ont acquis l’an dernier la majorité du capital de la marque allemande. Bernard Arnault en « Birk » ? Pas encore, mais si l’homme d’affaires à la tête du groupe numéro un mondial du luxe s’y intéresse, c’est bien que le vent est en train de tourner du côté de la chaussure décontractée.

Preuve en est avec le succès cette année de la chaussure la plus controversée du moment : la Crocs. Qu’on l’adore ou qu’on la déteste, peu importe, on la voit de plus en plus hors du milieu hospitalier, aux abords des défilés de mode, par exemple. Et pas uniquement parce que Demna pour Balenciaga les a sortis du bois en 2018 et poursuit depuis, ses collaborations avec la marque. Exemple ? L’étonnante Crocs Madame à talons du printemps-été 2022, qui a encore repoussé les limites du weird (bizarre, étrange) avant-gardiste.

Ultra branché

Depuis Je rappeur Post Malone en 2018, en passant par Justin Bieber, le chanteur Bad Bunny ou encore le DJ Vladimir Cauchemar (dont la capsule lancée en live sur Instagram en 2021 a été vendue en moins de deux heures), elle a montré qu’elle en avait vraiment sous la semelle. Et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « Notre ambition est d’atteindre un chiffre d’affaires de 5 milliards de dollars en 2026 », conclut Yann Le Bozec. De quoi décomplexer toute chaussure moche qui pense que le succès n’est réservé qu’à la beauté.

   

MADAME FIGARO, Marion Dupuis, 8 avril 2022