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La France dit « Cheese » (au monde entier)

Anglais, italiens, grecs ou américains, les fromages étrangers envahissent l’Hexagone. En octobre dernier, l’annonce a provoqué un coup de tonnerre. Pour la première fois, les ventes de mozzarella étaient supérieures à celle du … camembert.

« Sur les huit premiers mois de l’année, on a vendu 29 230 tonnes de camembert en France contre 33 170 tonnes de mozzarella », s’alarmait Fabrice Collier, président du syndicat normand des fabricants de camembert. Des chiffres à relativiser : les quatre derniers mois de l’année, non comptabilisés, sont moins favorables à la boule italienne, fromage estival par excellence.

Pas de panique, donc. Oui, les ventes de camembert sont en baisse régulière de 3 % par an, contre une croissance annuelle de 5 % pour la mozzarella, mais la comparaison n’a pas vraiment de sens car les deux fromages illustrent des modes de consommation bien distincts. Le fromage italien doit son succès à son utilisation plutôt culinaire, et à l’inévitable « tomate-mozza » dont la consommation, pendant le premier confinement, avait fait un bond de 62 % (source Statista). Ces fromages – dans lesquels on peut ranger aussi la feta grecque ou le halloumi chypriote – se retrouvent fondus sur une pizza, sur un lit de légumes, ou grillés au barbecue. Le succès de ces « fromages ingrédients » s’inscrit dans les évolutions de nos comportements alimentaires : « Ils deviennent majeurs dans une consommation générale qui abandonne peu à peu un certain nombre de produits carnés et compense avec des produits laitiers », explique Chantal de Lamotte, directrice du 17e Salon du Fromage et des Produits laitiers.

Un air de dolce vita

Récemment, c’est le pecorino qui a fait une entrée fracassante dans le cœur des Français. « Cette tome de brebis est arrivée ici par la carbonara. Une recette que les gastronomes français ont voulu préparer dans les règles de l’art, c’est-à-dire sans parmesan, mais avec du pecorino romano », raconte Alessandra Pierini, à la tête de RAP, l’épicerie fine italienne du 9e arrondissement à Paris. Dans sa boutique, on en trouvera de toutes les régions : de la Toscane, du sud de la Péninsule et de ses îles, comme le délicieux pecorino au poivre sicilien. Encore peu connu du grand public, mais très apprécié des connaisseurs, le caciocavallo commence à avoir le vent en poupe : « C’est la seule catégorie de fromage qui n’existe pas en France ! » signale Alessandra Pierini. Sa pâte filée durcie (comme une mozza qui aurait séché), très douce, va fondre parfaitement sur les lasagnes ou les gratins …

Plus étonnant, dans le cadre de cette offensive fromagère étrangère sur le sol français, les pâtes anglaises s’imposent chez les crémiers et dans les linéaires des supermarchés. Et ce, même si le Brexit compromet cette idylle naissante avec des taxes qui pourraient freiner les ardeurs. Les cheddars, désormais proposés avec différents affinages, et les stiltons et shropshires pour les pâtes persillées prouvent qu’il existe d’excellentes variétés en dehors de l’Hexagone. « C’est le pays qui a le plus d’énergie et fait une belle entrée sur le marché français, grâce à une maison d’affinage, Neal’s YardDairy, avec des produits de très grande qualité », s’enthousiasme Fabrice Gepner, fondateur de Cheese Geek, qui propose des ateliers de dégustation de fromage pour les particuliers. Dans sa dernière sélection (toujours six fromages, dont trois étrangers), il a fait découvrir à ses clients le cheddar Isle of Mull, un écossais délicat; le petit herve fermier, la seule AOP belge ; et « celui qui marche à tous les coups», l’Etivaz, la pâte dure des Alpes vaudoises, très aromatique. Les Helvètes, très forts à l’exportation, ont une force de frappe marketing impressionnante, mais possèdent un statut particulier chez nous. Chez COW (Cheese of the World, Paris), on en vend beaucoup. « Mais ce sont des fromages qui étaient déjà intégrés, faisant quasiment partie du patrimoine, comme si la Suisse était un département français ! » s’amuse Antoine Farge, fondateur avec Alexandre Renault, de la seule fromagerie qui propose des fromages du monde entier.

Sur un plateau, même du népalais !

La grande nouveauté vient de l’autre côté de l’Atlantique : des États-Unis, où il existe, contrairement à une idée reçue, une réelle production au lait cru « qui m’a surpris par sa qualité », remarque le « cheese geek » Fabrice Gepner. Et Alexandre Renault, de chez Cow, note de son côté : « Comme ils n’ont pas de culture fromagère, les Américains sont désinhibés et donc particulièrement créatifs ». À l’image de cet Alpha Tolrnan, à base de lait cru de vache, « une pâte pressée, affinée 24 mois, avec des notes assez beurrées d’oignons confits et famés ». Une production de l’affineur américain du Vermont, Jasper Hill Farm, d’ailleurs attendu au salon cette semaine.

Toutes origines confondues, l’importation de fromages étrangers a presque doublé en vingt ans. Au grand étonnement des producteurs internationaux. « Mais vous avez déjà tout, en France ! » a-t-on répété au duo de COW lors de leur tournée mondiale des artisans fromagers effectuée avant l’ouverture de leur boutique. Oui, mais voilà : le fromage et les Français, c’est du sérieux. 90% de nos compatriotes en mangent régulièrement, 40 % tous les jours et sa consommation annuelle atteint les presque trente kilos (3). Autant dire que c’est un marché important pour les étrangers, assez ouvert et en potentielle expansion. « Le palais des Français est très habitué à ce produit qu’ils connaissent bien, on peut donc aller plus loin avec eux dans la découverte », assure Alessandra Pierini.

« Les Français aiment le fromage, peu importe le lait, la race ou le terroir » Alexandre Renault de COW 

Le fromage se déguste en effet de plus en plus souvent à l’apéritif, un moment offrant alors une véritable opportunité pour les goûts originaux : « Le côté festif et détendu de l’apéritif permet d’apporter de nouvelles et surprenantes saveurs », analyse Chantal de Lamotte. « Avec un plateau de fromages irlandais, finlandais et même le clivant népalais au lait de yak, on est sûr d’avoir son petit succès ! » promet Fabrice Gepner. Et ça tombe bien : « Un parmesan d’affinage se marie particulièrement bien avec le champagne », assure Alessandra Pierini.

La conquête des palais français doit-elle inquiéter le pays du fromage ? Comme avec la gastronomie française, qui n’a pas vu arriver les nouvelles générations de chefs anglais, japonais ou scandinaves, risque-t-on de perdre notre supériorité fromagère ? Les acteurs de la filière ne semblent pas prendre ombrage de la progression des étrangers dans ce domaine, au contraire. « Le Français aime le fromage, peu importe le lait, la race ou le terroir. Déjà connaisseur de ses propres produits, il semble accueillir les produits étrangers avec beaucoup de curiosité », répond Alexandre Renault de COW qui prévoit déjà d’ouvrir une seconde boutique de fromages du monde. Et puis, on se détend : cette année, c’est une Française d’Arras, Virginie Dubois-Dhorne qui a remporté le titre de « Meilleure Fromagère du monde ».

L’OBS, Christel Brion, 24 février 2022